D/1975.05.10 — André Malraux : «Discours de Chartres»

André Malraux

 

Discours à la cathédrale de Chartres

lors de la célébration du 30e anniversaire de la libération des camps de déportation

 

10 mai 1975

 

  Il y eut le grand froid qui mord les prisonnières comme les chiens policiers, la Baltique plombée au loin, et peut-être le fond de la misère humaine. Sur l'immensité de la neige, il y eut toutes ces taches rayées qui attendaient. Et maintenant il ne reste que vous, poignée de la poussière battue par les vents de la mort. Je voudrais que ceux qui sont ici, qui seront avec nous ce soir, imaginent autour de vous les résistantes pendues, exécutées à la hache, tuées simplement par la vie des camps d'extermination. La vie ! A Ravensbrück, huit mille mortes politiques. Tous ces yeux fermés jusqu'au fond de la grande nuit funèbre ! Jamais tant de femmes n'avaient combattu en France.

  Et jamais dans de telles conditions.

  Je rouvrirai à peine le livre des supplices. Encore faut-il ne pas laisser ramener, ni limiter à l'horreur ordinaire, aux travaux forcés, la plus terrible entreprise d'avilissement qu'ait connue l'humanité. « Traite-les comme de la boue, disait la théorie, parce qu'ils deviendront de la boue. » D'où la dérision à la face de bête, qui dépassait les gardiens, semblait au-delà des humains. « Savez-vous jouer du piano ? » dans le formulaire que remplissaient les détenues pour choisir entre le service du crématoire et les terrassements. Les médecins qui demandaient : « Y a-t-il des tuberculeux dans votre famille ? » aux torturés qui crachaient du sang. Le certificat médical d'aptitude à recevoir des coups. La rue du camp nommée : « chemin de la Liberté ». La lecture des châtiments qu'encouraient celles qui plaisanteraient dans les rangs, quand sur le visage des détenues au garde-à-vous les larmes coulaient en silence. Les évadées reprises portaient la pancarte : « Me voici de retour ». La construction des seconds crématoires. Pour transformer les femmes en bêtes, l'inextricable chaîne de la démence et de l'horreur, que symbolisait la punition : « Huit jours d'emprisonnement dans la cellule des folles. »

  Et le réveil, qui rapportait l'esclavage inexorablement.

  80% de mortes.

  Ce que furent les camps d'extermination, on le sut à partir de 1943. Et toutes les résistantes, la foule d'ombres qui, simplement, nous ont donné asile, ont su au moins qu'elles risquaient plus que le bagne. J'ai dit que jamais tant de femmes n'avaient combattu en France, et jamais nulle part, depuis les persécutions romaines, tant de femmes n'ont osé risquer la torture.

  Faire de la Résistance féminine un vaste service d'aide, depuis l'agente de liaison jusqu'à l'infirmière, c'est se tromper d'une guerre. Les résistantes furent les joueuses d'un terrible jeu. Combattantes, non parce qu'elles maniaient des armes (elles l'ont fait parfois) ; mais parce qu'elles étaient des volontaires d'une atroce agonie.

  Ce n'est pas le bruit qui fait la guerre, c'est la mort.

 

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