E/1970.05.04 — André Malraux : «Malraux parle», entretien avec Paul-Marie de La Gorce

E/1970.05.04 — «Malraux parle. Entretien avec Paul-Marie de La Gorce», L'Actualité [Paris], n° 28, 4-10 mai 1970, p. 4-6.


 

 

André Malraux

Malraux parle.

 

Question — Vous avez regroupé vos études sur Laclos, Goya et Saint-Just en un seul livre. Tous trois, dites-vous dans la préface, vous paraissent témoigner de la crise de l'individu significative du XVIIIe siècle, du moins sur sa fin. En quoi cette crise est-elle une rupture avec le passé ?

André Malraux — L'analyse pourrait se poursuivre sans fin. Mais vous sentez bien qu'il y a eu, alors, une mise en question de l'individu sans précédent depuis la fin de l'empire romain. En gros, la naissance de l'individu : Bonaparte et les héros de Balzac – et le drame qu'implique cette naissance, drame vraisemblablement d'ordre religieux. Il y a l'Europe avant et après. C'est beaucoup moins vrai des Etats-Unis, malgré la constitution américaine.

Question — Vos études sur Laclos, sur Goya et même, dans une certaine mesure, sur Saint-Just – suggèrent que, chez eux, l'idée de la femme, telle qu'elle s'exprime à travers leurs œuvres, est déjà profondément différente de celle qui avait prévalu jusque-là. Comment définir cette différence ?

André Malraux  — 1. Le concile de Mâcon reconnaît l'âme de la femme à une voix de majorité.

  1. Les Croisades changent fondamentalement la relation de l'homme et de la femme, parce que les chevaliers, adoubés à treize ans, se trouvent pour la première fois en face de la suzeraine (dont le mari est parti, et qui a généralement moins de trente ans) devant une femme «de qualité» qui n'est pas leur mère.
  2. Le culte marial consacre et sublime cette situation.
  3. La Vierge ayant perdu la saisissante présence dont les cathédrales avaient été le symbole, paraît Vénus.
  4. La Vénus de Titien n'a pas de dieu parèdre, alors qu'Aphrodite avait eu Mars, et surtout Apollon (un seul tableau illustre de Vénus et Mars : le Véronèse de Turin).
  5. Vénus est mise en question. Phénomène aussi considérable que l'effacement de la Vierge.

Question — Vous écrivez, à propos de Laclos, que l'érotisme y est complètement «étranger à la joyeuse lubricité de la Renaissance». (Et vous y rattachez l'introduction du sadisme.) Quelle signification a ce changement ?

André Malraux — Le sentiment de l'humiliation, liée à la sexualité. Criant chez Laclos et Goya. Chez Saint-Just, épisodique. Le fait capital, chez lui, n'est pas l'interprétation de la femme, mais (comme chez Robespierre) l'absence de la femme.

Question — Quel est, à cet égard, le rôle que joue Goya ?

André Malraux — La mise en question du mythe de Vénus, qui régnait depuis des siècles. Les deux Majas, à leur manière sont des Vénus, à commencer par leur présentation de figures couchées à la façon de la Vénus d'Urbin. Voir en elles des figures «réalistes» est idiot : qu'on les compare à des photos ! Velasquez avait inventé une Vénus non idéalisée (mais de dos, et dont le visage n'apparaissait que dans un miroir), mais il ne lui avait pas donné un caractère d'aiglonne et de violée que lui donne Goya. C'est celui-ci qui détruit le mythe.

Question — C'est aussi à propos de Saint-Just que vous évoquez la crise de l'individu qui se dessine à la fin du XVIIIe siècle. Pourquoi Saint-Just et non Danton ou Robespierre ?

André Malraux — Nous savons mal ce que pensait Robespierre en ce domaine. N'oubliez pas qu'aucun des hommes dont nous parlons n'avait quarante ans. Danton me semble un homme du XVIIIe siècle traditionnel, successeur de Mirabeau. Vous connaissez le dialogue avec Robespierre dans un des couloirs de l'Assemblée, peu après son remariage : «Tu conspires. Danton ! – Imbécile ! On ne conspire pas quand on baise !»

 

Télécharger le texte.

stjust1