E/1973.08.13 — André Malraux : «A Saint-Paul-de-Vence jusqu'au 30 septembre, la fondation Maeght présente : André Malraux, de l'imaginaire à la réalité».

E/1973.08.13 — André Malraux : «A Saint-Paul-de-Vence jusqu'au 30 septembre, la fondation Maeght présente : André Malraux, de l'imaginaire à la réalité», propos recueillis par Joël Bouessée, Les Nouvelles littéraires [Paris], n° 2394, 13-19 août 1973, p. 3-4.


 

André Malraux

A Saint-Paul de Vence jusqu'au 30 septembre,

la Fondation Maeght présente : André Malraux de l'imaginaire à la réalité

 

Extrait du commentaire de P. Y. Leprince :

André Malraux voulut, récemment encore, nous laisser entendre que La Condition humaine était un reportage [sic]. Sans rechercher à accréditer de nouveau une affirmation, sur le contenu de laquelle on peut nourrir quelques réserves, il fit si bien qu'en nous entraînant dans la visite de son Musée imaginaire nous pûmes lui trouver, en cette occurrence, des allures assez confraternelles.

 

Dialogue

«Le Musée imaginaire n'est pas une réalité, il est dans l'esprit de chacun. Il est ce que vous préférez dans ce que vous connaissez de la peinture et de la sculpture. Or ce souvenir n'existait pas il y a cent ans parce qu'il est né du rassemblement de toutes les œuvres et de la photographie. Il n'est pas du tout nécessaire que le Musée imaginaire devienne une réalité. Sa réalité est mythique; elle et dans l'esprit de tout artiste. Ce qui fut très impressionnant aujourd'hui, c'est que par la volonté d'Aimé Maeght un Musée imaginaire est devenu réalité, comme si un empereur plus puissant que Charles-Quint avec constitué son propre musée avec les chefs-d'œuvre de toutes les parties du monde. Il n'est pas nécessaire que cela soit vrai, il est extraordinaire que cela soit et probablement vous pourrez vous dire que vous avez vu aujourd'hui l'embryon de cet immense musée imaginaire et que peut-être personne ne le verra jamais plus.

Question — Pourquoi ?

Malraux — Parce que, pour le refaire, il faudrait une sorte de chance et pour tout dire de hasard. Il est bien évident que M. Maeght savait parfaitement ce qu'il voulait faire mais il est certain qu'il ne s'attendait pas à semblable résultat. Pour moi, le résultat a dépassé de bien loin toutes mes espérances. Et, d'autre part, qu'on l'ait réalisé une fois rend beaucoup moins facile de le faire une seconde. Enfin, dernier point, une exposition de ce genre n'était peut-être possible que pour une Fondation privée. Il n'y avait pas le passif d'un Etat avec ce qu'il apporte et ce qu'il retire; le fait qu'une Fondation comme celle-ci soit une Fondation de générosité a également joué en notre faveur, car ce n'est pas non plus la collection privée d'un propriétaire. Beaucoup de conditions qui devraient se retrouver semblables un jour, seraient à réunir. Voilà pourquoi je dis «Sans doute pas».

Question — Ne pensez-vous pas que nous voyons concrétisée ici l'idée «d'un musée de l'Homme» qui devrait remplacer les musées existants dont la spécialisation est un obstacle aux confrontations tellement importantes que vous présentez ?

Malraux — Pourquoi ? Emporté par la force des choses, je suis persuadé que le musée que vous souhaitez si raisonnablement va se faire quand vous aurez par la télévision atteint en France 10 millions de personnes et que leur seront proposées à la fois des sculptures grecques, bouddhistes, chinoises, nègres, et que sais-je encore. Il y aura des nègres au Louvre avec le trésor de l'ancien musée d'Occident, lui-même uni à toutes les écoles de peinture, au trésor du Guimet, et à celui du musée de l'Homme, ensemble. Je suis persuadé que je peux prophétiser tranquillement, nous l'aurons avant 50 ans, le musée étant le lieu où survivent les choses qui devraient être mortes. Il y a cinq cents ans, on disait que cette survie était due à la beauté, mais nous ne croyons plus au mythe de la beauté. Vous venez de voir des œuvres qui couvrent plusieurs millénaires. Regardez ce que nous avons inventé depuis cinquante ans dans le domaine des formes et pensez à ce qui a été inventé pendant trois mille ans dans ce même domaine et pensez également aux couleurs que nous venons de voir.

Il n'y a pas eu de découvertes de couleurs dans ce que nous avons vu. Chaque grand peintre a sa palette, mais quand vous regardez Le Charnier de Picasso et quand vous pensez à ce qu'a été le dessin occidental depuis l'âge des statues grecques jusqu'à Ingres, il s'agit de tout autre chose, d'un autre système de formes alors que nulle part ailleurs nous n'avons découvert un autre système de couleurs.

Le plus grand coloriste vivant qui est probablement Chagall est tout de même à l'intérieur – malgré tout ce qu'il a découvert – de ce que nous appellerons la palette occidentale. Et si un grand peintre, disons de Pompéi ou même de Sumer se trouvait en face d'un Chagall, il trouverait que c'est bien avancé, mais saisirait son œuvre, et de même que Chagall comprendrait Sumer, Sumer comprendrait Chagall. Tandis que si Phidias regardait Picasso, il ne comprendrait rien du tout.

Question — Tout à l'heure Roger Caillois s'étonnait que dans votre œuvre on trouve très peu le mot «beauté» ?

Malraux — La beauté est une des notions, il y en a cinq ou six, qui ont eu une puissance de mythe et ont enclavé la totalité de la pensée sur l'art. Ce qui nous gêne beaucoup aujourd'hui ce n'est pas le mot «beauté» à la rigueur, nous savons ce qu'il veut dire; il veut dire idéalisation, mais c'est le mot qui lui a succédé, le mot «art». Le mot «art» a un certain sens esthétisant et nous ne voulons pas d'un musée à l'Oscar Wilde; voilà pourquoi les peintres n'arrivent pas à trouver leur vocabulaire. J'ai toujours été frappé de ceci. Lorsque Picasso parlait des questions qui nous occupent, il disait toujours «la peinture». Or il disait «la peinture» en face de ses sculptures qui dans l'évolution des formes étaient à l'époque plus importantes que sa peinture. Au moment où il a sculpté la fille à la corde (la sauteuse) et la femme à la poussette, son invention des formes était plus grande en sculpture; or il disait «peinture» pour ne pas dire «art».

 

Télécharger le texte.

 

fondation_meaght1