E/1978 — André Malraux, «Toutes ces années… et André Malraux». Extraits du livre de Patrice Hovald (1978)

 E/1978 — André Malraux : «C'est pas la fille du Mahatma», «Un bouleversement spirituel réel est pensable», «Dieu ? Une superposition de sens éventuels», «Après avoir tant écrit sur la mort, celle-ci vous surprendra-t-elle ?», entretiens accordés à Patrice Hovald à Verrières-le-Buisson, le 2 février 1976, dans Patrice Hovald, Toutes ces Années… et André Malraux, Paris, Cerf, 1978, p. 52-57, 73-79, 101-105, 207-208.


 

André Malraux

 

Toutes ces années… et André Malraux.

Extraits du livre de Patrice Hovald (1978)

 

Verrières, 2 février 1976

 

Extrait 1

C'est pas la fille du Mahatma

Hovald — Quand êtes-vous allé pour la dernière fois en Inde et au Bangladesh ?

Malraux — Vous y étiez en 1971, au moment de la tragédie. Moi, je n'y suis plus retourné depuis le Prix Nehru, ni depuis la mort de Mujibur Rahman.

Hovald — La mort de Mujibur. Vous m'aviez dit, en 1972, que c'était un homme qui avait été en prison et qui n'avait pas eu conscience de la réalité des choses.

Malraux — Seulement, il y avait le côté charismatique. Et, de ce point de vue, l'opération a été extrêmement brillante, parce qu'«ils» l'ont tué avec les siens, tout le côté personnel a disparu. On a repris la moitié des ministres.

Hovald — Oui… Mais alors, que penser de ce…

Malraux — Mon sentiment est que… tout est… provisoirement… Comment est-ce que je vais m'expliquer… Ça a perdu sa forme, n'est-ce pas… C'est dilué, c'est diffus… Et alors, ça devrait finir, au bout du compte, par une entrée dans l'Union indienne… Vous vous souvenez, les gens du Bangladesh ne sont pas tellement pro-hindous. Mais vivre sur une économie fermée dépendant d'un seul produit, quand vous avez forcément de mauvaises années, comme toujours dans ces cas-là…

Hovald — Le jute, qui est, en plus, traité à Calcutta.

Malraux — … a quelque chose de dément. Or, il est évident que, si vous supposez tout ça rentrant dans l'Union indienne, ça se met à devenir quelque chose d'à peu près aussi normal qu'un pays producteur de cuivre dans l'économie capitaliste. Alors, c'est le plus près, je ne dis pas que l'Inde le fera de gaieté de cœur, mais, en même temps, Indira n'est pas bête, et elle n'exigera pas ce qu'avaient exigé les Pakistanais, ni le côté : «Vous faites partie de l'Inde et bouclez-là.» Alors, on inventera une espèce de statut… alsacien. Et au lieu d'avoir le Concordat, vous aurez une administration concordataire. Et ça pourra quand même fonctionner comme ça, malgré le drame terrible, la famine, l'inondation, qui sont des fléaux… C'est d'autant plus curieux que je ne crois pas que l'Inde souhaite cette intégration, mais elle y sera amenée par la force des choses. Ou alors, si se développait un vrai mouvement prochinois (pour l'instant, ce n'est pas vrai) si la Chine a le moyen d'entretenir un pays sous-développé, eh bien, la situation serait renversée.

Hovald — Il n'y a aucune différence entre le Bengale et le Bangladesh, en réalité, sur le plan historique, géographique, linguistique, aspect des gens…

Malraux — Non. Et puis, l'affaire de la religion n'est pas importante. Parce que, dans le Bengale, il y a aussi une bonne quantité de religions.

Hovald — J'ai écouté Mme Gandhi, l'autre jour, à la télévision.

Malraux — C'était sympathique, et elle n'a pas dit grand-chose.

Hovald — Non… Mais elle a tout de même dit quelque chose qui m'a frappé, c'est que l'Inde est la plus grande «démocratie» du monde (par le nombre, il est vrai), elle a dit que la liberté a toujours été proche de son cœur, et, néanmoins, il y a des centaines, sinon des milliers, de personnes en prison pour des raisons politiques.

Malraux — Il y en a moins qu'on ne dit. Ce que me disent les copains rentrés, disons il y a deux mois, c'est que, si Indira n'avait pas reculé les élections, elle serait allée à un triomphe; que, en ce qui concerne la base, elle a à peu près doublé le niveau de vie et que l'indignation des journalistes, les pauvres types s'en foutent. Ils considèrent que tout cela est très confus. C'est pas la fille du Mahatma, c'est aussi la fille de Nehru. Bon. Après tout, elle est digne de son poste et elle leur donne à manger. On a cessé de mourir de faim. Je ne crois pas que ce soit grave. Il lui est arrivé d'être en conflit en même temps avec une gauche extrêmement noble, et la pire droite, parce qu'elle a été attaquée simultanément par Narayan et aussi par les milliardaires accapareurs de blé, qui se réclament de Desaï. Tout cela est clair. Cette partie-là, elle l'a gagnée, et je crois qu'elle a aussi gagné l'autre, parce que tous les types importants qu'elle avait fait arrêter sont libérés. Ils seront mécontents, ils l'étaient avant. Tandis que les accapareurs, on a tout de même saisi le blé.

 

Extrait 2

Hovald — Oui, mais alors, ce creux engendre malgré tout ceci et la laideur d'un prétendu urbanisme absolument épouvantable et qu'on constate partout. Je viens de traverser un paysage abominable.

Malraux — C'est assez probable. Seulement, ça ne sera pas éternel non plus. Il y a des trucs latéraux, parce que le phénomène, en peinture je vois, c'est bien… Seulement, il y a quelque chose de plus troublant, c'est le cinéma. Celui-ci a eu un surgissement prodigieux. Disons, de la guerre de 1914 à 1935. Et puis, après, eh bien ! il y avait eu les grands metteurs en scène. Y avait eu Charlot d'une côté et Eisenstein de l'autre. Bien. Et tout le monde pensait, comme on pensait de la science au XIXe siècle : «Ah ! ah ! Au XXe on aura tout trouvé, surtout les problèmes métaphysiques.» Alors, on pensait : «Quand on se dit qu'on vient de L'arroseur arrosé et qu'on est au Potemkine, quand même, dans vingt ans, «ah ! ah !» Or, qu'est-ce qui s'est passé dans les vingt dernières années en cinéma ? Il s'est passé Hitchcock, c'est-à-dire que la grande recherche stylistique et de création artistique a été remplacée par la gérance, c'est-à-dire par un homme qui, dans son genre, a un très grand talent – sauf qu'on s'en fout – et qui fait des films qui marchent très bien et le cinéma s'arrange avec ça. Au pire, on vous ajoute quelques pornos, parce que ça rapporte quand même un petit peu plus, mais c'est épisodique. Ce qui est réel, c'est : le cinéma, qui s'embarquait dans toutes les difficultés d'un art, est en train de devenir tout tranquillement une industrie.

Hovald — Oui, d'accord, mais il y a tout de même, là aussi, des voies latérales. Vous avez tout de même Hiroshima mon amour, vous avez le néo-réalisme italien, vous avez Rossellini. Ce n'est pas rien.

Malraux — C'est pas d'hier. Je serais porté à dire qu'Hiroshima est le dernier film de grande création. Au sens où nous parlons des grands Russes, des grands Allemands, ceux qui étaient en Allemagne et qui ont dû émigrer aux Etats-Unis. Resnais apportait une matière cinématographique. Autrefois, on aurait dit une école – mais maintenant… – qui était autre chose. Là vraiment. Seulement, au fond, le cinéma français courant aboutit surtout à la vulgarisation de la Nouvelle Vague. C'est-à-dire, à très peu de chose.

 

Extrait 3

Hovald — J'ai assisté, hier soir, à une «messe». J'ai vu Béjart. Il y avait 5.000 personnes, il y avait une ferveur incroyable et j'ai vu un spectacle prodigieux.

Malraux — Ah ! Mais Béjart a beaucoup de talent et il…

Hovald — C'est la messe, et je l'ai dit à un grand chercheur, Jean Meybeck, qui a dirigé l'Ecole supérieure de Chimie de Mulhouse, et à sa femme, qui regrettait que personne n'assiste plus à la messe. Il n'y a plus de messe parce qu'on a perdu le sens du rite et du cérémonial. Je ne sais pas si j'ai raison ou non, c'est moi qui le dis. Il y avait communion. Ces 5.000 personnes étaient rassemblées là dans un silence total, une ferveur extraordinaire qu'on eût souhaitée à Notre-Dame de Paris. Ai-je tort, ai-je raison ? J'en ai parlé à Béjart, hier soir.

Malraux — Bah ! Vous avez raison sur un point, et tort sur un autre. Celui sur lequel vous avez tort, c'est que tout cela ne concerne que la vie présente. Une religion, c'est quelque chose qui concerne aussi la vie future. Parce que tout l'élément dont vous parlez, moi, je l'ai vu aussi et je crois qu'il existe; et je crois qu'il existe même en caricature. Parce que, dans l'élément hippy, il y a de ce dont nous parlons. Donc tout ça… Il y a aussi une autre hypothèse que nous n'avons pas envisagée. Je ne crois pas dans dix ans, mais qui n'est sûrement pas à écarter pour le siècle prochain : nous aurons un phénomène spirituel. Après tout, il n'y en a pas eu depuis le VIIe siècle. Bon. Et ce que j'appelle un phénomène spirituel, ce n'est pas forcément la naissance d'une nouvelle religion. C'est quelque chose qui pourrait être aux religions ce que les religions ont été à ce qui les précédait. Quelque chose qui ne touche pas la puissance de l'homme, mais quelque chose qui touche l'autre aspect de l'homme demain ? Parce que, après tout, le XIXe siècle a fini par penser que les religions, en tant que phénomène spirituel, c'était du passé. Il n'y a aucune raison. Et, en fait, en effet, nous n'avons pas un Islam devant nous, au maximum le communisme. Et le communisme, ça ne fait quand même pas le poids sur ce terrain-là. Je veux dire qu'il y a eu, dans le communisme, une certaine part spirituelle, sans laquelle le communisme n'existerait pas. Mais ce n'est pas le phénomène spirituel qui a été l'étincelle. L'étincelle, c'est tout de même Lénine, et c'est tout de même le marxisme vu par Lénine. Mais un bouleversement spirituel réel est évidemment pensable. Vous savez comme moi que les biologistes en sont absolument la tête contre le mur. Nous estimons que la science est absolument incapable de faire quoi que ce soit pour l'homme. Ce n'est pas son rayon et elle ne dira que des bêtises. Bon. Alors, si vous supposez que l'effort colossal que l'humanité a misé sur la science ne peut pas converger sur l'homme, alors vous vous trouvez dans une drôle de situation, parce que vous n'avez pas la convergence possible de la valeur la plus considérable de notre civilisation et que vous n'avez plus convergence des autres valeurs suprêmes, parce qu'elle en ont pris un vieux coup. C'est pas du catholicisme tel qu'il est que j'attends le bouleversement de la planète demain.

Hovald — Ah ! Certainement pas. Mais alors, Teilhard a parlé dans le désert ?

Malraux — Je crois, assez. A moins alors que les faits qui ne deviennent annonciateurs de faits, Teilhard les ait conçus partant de la donnée chrétienne et ce serait ce qui n'est pas la donnée chrétienne qui deviendrait la base fondamentale. Après tout, le père Marx n'aurait pas été tellement d'accord sur la Tchéka. Lénine est à la fois le plus grand marxiste de son temps et le type qui inocule dans le marxisme quelque chose de profondément autre qui est le léninisme et qui n'aurait pas pu naître sans la révolution.

Hovald — Il y a quelque chose qui me trouble profondément à propos d'Hôtes de passage, votre dernier livre, c'est qu'ici, en 1972, vous m'avez dit trois fois : «Le destin, c'est ce que l'on fait.» Or, si on vous dit à l'avance : «Voilà, il va vous arriver ceci», si une chiromancienne se manifeste, alors, le destin, ce n'est plus ce que l'on fait. Le destin devient ce que l'on subit.

Malraux — Vous savez, il ne faut pas en exagérer l'importance. L'histoire d'Alexandre m'a énormément excité à cause de son incomparable puissance poétique. D'autre part – alors, je le crois réellement – le domaine de la métaphysique existe, pas du tout sous la forme qu'on veut lui donner. Je crois que nous sommes à l'époque où on a découvert les paratonnerres et… pas encore l'électricité. Alors, il y aura un moment où il y aura un domaine de la métapsychique qui ne sera pas le charabia indescriptible dans lequel nous sommes et où les événements d'une nature particulière se trouveront intégrés. Je pense que la difficulté est celle-ci, c'est que tous les gens qui ont étudié là-dessus – mettons des gens comme tel docteur de l'Institut de Métapsychique – et c'est un truc très sérieux – ont toujours voulu essayer de codifier pour aboutir à une science. Et je crois que ce qu'il y a de sérieux dans ce domaine, ne ressemble pas du tout à une science, mais à un art. C'est sûr que c'est Picasso qui fait ses tableaux, c'est pas moi. Mais c'est sûr qu'il ne les fait pas sur demande. Victor Hugo n'écrit pas Booz endormi tous les matins. Alors, il y a un peu de ça. J'ai connu la voyante Freya. Le don n'est pas discutable, puisqu'elle avait été sortie de son lit pour dire au Conseil des ministres, la veille de la Marne, en 1914 : «Les Allemands n'entreront pas à Paris.» Il y avait la moitié des ministres. C'est pas une blague. Bon. Elle me disait : «Je ne contrôle pas mon don.» Et elle m'avait dit une chose assez intéressante : «Si nous contrôlions notre don, autrement dit, si nous pouvions réellement répondre aux questions, en fait, nous serions toutes riches. Or, ce n'est pas vrai du tout. Il y a le moment où je suis branchée, en gros, je le sais. Et puis, ce que je ne sais pas, je ne le sais pas.» Alors ça, ça nous mènerait à l'art, à un grand artiste, à un pouvoir. Mais il n'a pas le contrôle de l'exercice de son pouvoir (long silence). Ce que j'avais voulu dire, surtout : je vous trouvais, vous, dans ces problèmes, comment dirais-je ? dans des problèmes d'une nature qui ne vous aidait pas et que ce qui pouvait vous aider, c'était de vous aider à choisir la part de vous-même qui était du côté – je cherche – de la fécondité, si vous voulez. «Le destin, c'est ce que l'on fait», c'était tout de même vous dire : «Ne vous inquiétez pas pour les choses que vous êtes en train de faire. L'important, c'est que vous ayez décidé de les faire.» En fait, on ne peut concevoir le destin indépendamment de la volonté. Il y a un autre domaine qui, probablement, quand il sera devenu sérieux, prendra une autre forme. Je veux dire : il y a des prémonitions réelles. Mais je ne vois pas pourquoi on n'arriverait pas à mettre tout ça en forme. On a bien créé une histoire de l'art. S'il y a quelque chose d'aléatoire, c'est bien l'art. Cela dit, on est tout de même arrivé à savoir que l'art grec existe, et que ce n'était pas des types qui avaient plus de talent et les Egyptiens, des types qui avaient beaucoup moins de talent et qui ne savaient pas faire des Vénus. L'intelligence humaine peut circonscrire l'aléatoire, elle ne peut pas le mettre en forme à la façon de la physique. Elle peut le circonscrire.

 

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