D/1945.6 — André Malraux : «Sur Espoir (Sierra de Teruel)», Paris.
André Malraux
Après la projection d'Espoir
Ainsi s'achève donc le chant funèbre de la République espagnole. Puissions-nous, gaullistes, être fidèles à cette fidélité de la misère ! Pourtant, ces funérailles ne furent pas tout à fait une défaite ! Je les ai retrouvées deux fois dont je voudrais vous parler d'abord. La première fois, prisonnier en commando, je me trouvais chez une paysanne qui vit arriver chez elle un officier nazi accompagné de deux soldats. L'officier dit en français (elle venait de lui offrir du café) : «J'en voudrais aussi pour mes camarades», et redit la phrase en allemand. Or, cet officier était le Prince de Metternich. Et je me suis dit que ces hommes-ci[1] n'étaient peut-être pas morts tout à fait en vain, puisque l'arrière-petit-fils de l'ennemi de Napoléon – même chez les nazis – lorsqu'il parlait de simples soldats, était obligé de dire : «mes camarades».
La seconde est d'une autre nature. Le hasard m'a fait arriver l'un des premiers à Nuremberg. La ville était à peu près pulvérisée, sauf les charpentes de bois que les Allemands y avaient fait venir pour la refaire tout entière. Sur l'ancienne grande porte des Empereurs d'Allemagne – cette porte était une sorte de monument qui était devenu le musée de biologie – des squelettes soufflés regardaient par la fenêtre cette grande ville elle-même squelette où ne montaient plus que quelques dernières fumées semblables aux dernières fumées du IIIe Reich.
J'arrivai au fameux stade qui avait été le symbole de la puissance hitlérienne. Les grands morceaux de l'aigle étaient tombés par terre et vous savez qu'au milieu de l'immense colonnade dont les deux avancées soutenaient les feux, un escalier descendait pour mener au bureau où Hitler, avant de parler, avait l'habitude de se recueillir. Je descendis cet escalier et, en bas, dans l'ombre, je commençai par entendre un certain chahut de jazz : dans le bureau de Hitler, je trouvai une quinzaine d'agents de liaison noirs au milieu de boîtes de sardines, dans une vaste rigolade. Puis, l'obscurité revient et je n'entendis plus rien.
Je sentais au-dessus de moi cet énorme stade où l'on avait vu si souvent les feux hitlériens et, autour, cette immense Allemagne enfin vaincue, sur le lieu qui avait été le symbole de toutes ses victoires.
Et alors, croyez bien, vous tous qui m'écoutez, que j'ai senti dans cette ombre hantée, quelque chose qui était un fantôme, – enfin souriant et consolé – le fantôme de la République espagnole !
La dernière image du film que vous venez de voir manque comme beaucoup d'autres. Lorsque nos soldats arrivent en bas, je voulais leur faire reprendre les blessés et les cercueils. Les paysans qui les avaient suivis passaient à la troupe leurs morts et leurs vivants et tournant dans l'écran, ils repartaient on ne savait vers où, et la dernière image était celle du casque de guerre, suggérant par là qu'ils repartaient encore, tout de même, vers une forme d'espoir. Vers quoi ? Peut-être vers ce Nuremberg dont je viens de parler…
Car, après tout, qui, dans cette affaire, furent nos premiers ennemis ? Pas les pilotes de Franco, puisqu'à l'époque, il n'y en avait pas. Nous, nous n'avions pas encore les pilotes russes qui sont arrivés le jour de la bataille du Manzanares… Par conséquent, lorsque les troupes de Franco se trouvaient devant Madrid, ce qui était en face de nous, c'étaient bien les pilotes allemands, et les pilotes italiens de Mussolini. C'est pourquoi cette grande marche de funérailles que vous venez de voir, évidemment, elle est encore une marche de funérailles en Espagne, mais elle s'étend maintenant à travers l'Europe et, aujourd'hui-même, elle finit à Berlin ! Derrière ces combattants, bien sûr, il y en a beaucoup d'autres. Il y en a eu depuis qu'on veut une justice sociale. La justice et la liberté, si difficilement unies avec leurs vieilles effigies toujours usées et jamais effacées, c'est elles qui sont derrière tout cela, beaucoup plus qu'une réalité politique pourtant nécessaire. Après tout, même la propagande de Staline est un bruit bien éphémère dans le battement d'océan qu'est l'éternel appel des hommes à la justice.
Notre problème à nous, maintenant, c'est : où sont les héritiers ?
Les communistes ? Nous ne reprendrons pas ce que nous avons dit mille fois. Nous ne redirons pas ce dialogue absurde qui s'établirait entre les hommes aux vestes de cuir de Lénine et les maréchaux dorés sur tranche. Mais enfin, ici même, en France, sur 14 millions de salariés, il y a 673.000 membres du parti communiste – dont, de l'aveu du comité central, 170.000 à épurer. Restent 500.000. Les communistes ne sont en rien la majorité des salariés français et, quant à leurs voix, elles sont probablement, même dans la classe salariée, au-dessous des nôtres !
Alors, le marxisme ? Mais qu'y-a-t-il de commun entre cette grande pensée élaborée et ce qu'elle est devenue ? Nous ne laisserons pas répéter inlassablement que les camps de concentration sont la justification de l'idéologie du jeune Marx. Le pays qui a fait la révolution prolétarienne était le pays qui comptait le plus d'illettrés d'Europe. Et s'ils ont fait la révolution, ce n'était pas parce qu'ils avaient lu Marx, c'était parce que quelque chose d'autre – et d'abord la puissance volonté de Lénine – avait animé la Russie. On ne fait pas des révolutions à coups de philosophes, pas plus qu'on ne fait des pays. Une grande pensée est toujours un acte puissant, mais, en définitive, c'est sur la volonté que se fait l'Histoire.
Alors, la vérité ? La vérité, c'est qu'il y a en Russie quelque chose qui empêchera désormais cet héritage et qui ne l'empêchait pas nécessairement. Ce quelque chose, c'est le quatrième pouvoir. Qu'on l'appelle Tchéka, Guépéou, NKVB – quelles que soient ses métamorphoses, il est bien évident que la police existe partout – nous ne sommes pas là en face de la police mais en face de quelque chose qui est né dans les pays totalitaires, qui en est le pouvoir nouveau – comme la transformation judiciaire était pour Montesquieu en bloc. Ce que nous disons, c'est que nous voulons – autant que les staliniens – la justice sociale, mais que nous ne voulons pas la payer de ce prix-là, et que nous n'accepterons pas qu'on arrive à tellement bourrer le crâne des gens avec un marxisme imaginaire qu'ils finissent par croire que l'inépuisable effort des hommes dont se fait l'Histoire n'était fait que pour aboutir au gibet de Petkov.
Les socialistes ? Même histoire. Il y a eu Jaurès – il y a Ramadier, et si la France doit vivre, ce n'est pas Ramadier qui refera Jaurès, c'est nous ! Enfin, les autres ? Les autres ne valent pas l'honneur d'être nommés…
En définitive, qui a fait quelque chose ? La condition prolétarienne, en ce moment est la plus mauvaise que la France ait connue depuis un siècle ! Qu'il y ait des ministères avec des communistes ou des ministères sans communistes, il y a eu des réformes de structure dans ce pays. Il y en a eu assez peu, mais ces réformes qui les a faites – qu'elles soient bonnes ou mauvaises ? Si elles étaient mauvaises, il fallait les changer, non pas les saboter ! Peut-être fallait-il tout refaire ? Mais si quelqu'un a fait quelque chose, que ça s'appelle bonne ou mauvaise nationalisation, que ça s'appelle d'une façon quelconque, mais que ce soit d'agir d'une façon profonde et décidée en faveur du prolétariat dans la structure de ce pays, le seul qui ait fait quelque chose et non pas dit quelque chose, c'est le général de Gaulle !
Nous reprendrons l'héritage. Je sais, compagnons de nos usines, que vous avez la tâche la plus lourde que nous puissions tous avoir. C'est une chose que d'aller se battre en politique contre des fantômes de la IIIe République et contre le brave président Herriot, – et c'est autre chose de devoir se battre dans une usine contre des gens qui ont usurpé, mais qui tout de même tiennent entre leurs mains l'énorme héritage de Lénine. Personne n'aura, parmi nous de tâche plus difficile que la vôtre et il n'est nul d'entre nous qui l'ignore.
Que voulons-nous ? D'abord, nous disons que nous renaîtrons ou que nous mourrons ensemble; nous disons que quiconque croit que la classe ouvrière peut se sauver seule, tombera inévitablement entre les mains des staliniens, et que quiconque croit que la France doit se sauver tout entière et que nous sommes tous embarqués dans le même bateau, celui-là, qu'il le veuille ou non, est des nôtres.
Lorsque je tournais ce film, il y avait encore le grand rêve de L'Internationale. Le geste de dédain avec lequel la Russie a supprimé L'Internationale de ses chants officiels, a balayé d'un coup tous les rêves du XIXe siècle. Pour le meilleur et pour le pire, nous sommes désormais liés à la France. C'est sur elle que nous devons faire l'Europe et non pas contre elle; non pas sur elle seule, non pas sur telle ou telle patrie, mais sur les patries comprises et reconnues, et nous savons maintenant qu'à se vouloir moins français, on ne sera pas davantage homme, on sera simplement davantage russe.
D'autre part, pour les ouvriers, qu'ils n'oublient pas ceci : il était entendu, et il a été vrai qu'en définitive, ce qui a soutenu à la fin le peuple espagnol, ce ne sont pas les ministres trotskystes déjà morts, ce sont les avions de Staline. Mais c'était encore le temps où l'on croyait à l'Armée Rouge, et où l'Armée Rouge existait peut-être encore. Vous savez comme moi que, lorsque éclata l'insurrection de Varsovie, c'était une question de vie ou de mort pour la Pologne. Et de mort tout court pour ceux qui se battaient dans Varsovie. L'Armée Rouge – qui n'était plus l'Armée Rouge, mais simplement l'armée russe – était là. Et pendant toute la journée, heure après heure, l'armée russe regarda tranquillement écraser le dernier prolétariat de Pologne. Avis aux ouvriers ]
[…]
Messieurs, vers 1942, il m'est arrivé en Corrèze de voir les premiers maquisards tués. Les Allemands avaient décidé d'accorder au maire et aux adjoints le droit de les ensevelir dans le cimetière du village. C'est une vieille coutume corrézienne que, lorsque quelqu'un meurt, tous les habitants du village viennent et, pendant la cérémonie, se tiennent à côté de leur propre tombe. Les dix-sept corps avaient reposé toute la nuit dans la salle de la mairie et devaient être ensevelis à l'aube. Lorsque celle-ci se leva, venues de tous les coins de la montagne, deux mille paysannes avec le fichu noir des veuves se tenaient, les unes à côté de leur tombe et, pour celles des autres villages, simplement sous les arbres. Et les Allemands qui regardaient partir les morts dans ce grand silence, osaient à peine lever les yeux et regardaient cette France silencieuse et fidèle qui leur donnait l'idée qu'elle n'était peut-être pas morte. Nous essayions pendant ce temps de refaire nos cadres et de leur donner leurs responsabilités, afin que, le jour venu, ils puissent accueillir tous ceux qui pourraient combattre.
Les événements sont les mêmes aujourd'hui. Les cadres, nous sommes en train de les trouver, les responsables pour maintenant, les responsables surtout pour après, c'est vous. Enfin, comme naguère en Corrèze, une France de figures silencieuses, veuve de la générosité qu'elle apporta au monde, veuve de sa libération, veuve enfin, d'elle-même, avachie, démissionnaire, couchée, une France trois fois veuve est debout autour de vous jusqu'au fond de ce pays sous ses arbres et sur ses tombes. Nous disons que, sur la terre des morts, nous ferons refrémir les moissons de jadis. Nous disons que nous referons ce pays, et nous disons que, comme au temps pas si lointain où il était à la fois la raison ardente et le cœur enflammé de l'Europe, avec le général de Gaulle, nous referons ensemble, à la fois, et l'honneur de la France et l'honneur ouvrier.
[1] André Malraux parle des républicains espagnols dont on vient de suivre les premiers mois de l'épopée sur l'écran.
Scène de la «Descente de la montagne»