E/1976.09.27 — André Malraux : «Malraux à L'Express : “Je comprends mieux l'art que la littérature”», extrait d'un entretien accordé à Madeleine Chapsal, L'Express, n° 1316, 27 septembre – 3 octobre 1976, p. 26-31. (Première partie d'un entretien réalisé le 7 juin 1976.)
André Malraux
Malraux à L'Express : «Je comprends mieux l'art que la littérature»
L'Express — Qu'appelez-vous une femme du XIXe siècle ?
Malraux — Au XIXe siècle, il y a d'un côté la Femme – et puis il y a Nénette… Et on pouvait très bien, au nom du plus grand respect de la Femme, empoisonner Nénette comme il n'est pas permis ! Mais il y avait quand même un mythe de la femme.
Le XIXe siècle, c'est aussi une époque où on a cherché des clefs. Etre un philosophe au XIXe siècle, c'était ça : chercher une clef. A l'heure actuelle, le type qui chercherait des clefs ferait un peu figure de savant Cosinus !
Voyez en biologie, on ne rencontre aucun chercheur sérieux qui vous dise ou qui pense : «Je cherche un système pour le mettre à la place de celui de l'origine des espèces de Darwin…»
En définitive, le XIXe siècle a voulu rendre le monde intelligible par des systèmes cohérents. Nous, nous essayons de rendre le monde intelligible en sentant qu'il nous devient de plus en plus inintelligible dans la mesure où il devient de plus en plus incohérent.
L'Express — Ce serait cela l'invention de la civilisation actuelle ?
Malraux — Je me demande si ça va tourner au tragique, aller très mal, ou si cela va tourner à une grand phénomène spirituel, pas forcément religieux. Ou, alors, si les gens ne vont pas arriver à prendre l'habitude de vivre dans une espèce de no man's land comme, en définitive, les spécialistes sont en train de le faire. Les trois hypothèses sont possibles.
L'Express — Comment s'orienter dans ce no man's land ?
Malraux — Je n'éprouve pas tellement le besoin d'être orienté. Un grand phénomène spirituel se définit par le fait qu'il est imprévisible et inconcevable. Je ne veux pas dire du tout que la solution éventuelle, quelle qu'elle soit, soit d'ordre religieux, mais qu'elle n'est pas actuellement pensable. Il y a nos données et, au-delà de nos données, provisoirement, il y a le vide. Nous sommes en train de traverser une époque de l'univers absolument sans précédent. Une civilisation qui est passée des fiacres à la bombe atomique et à la Lune, c'est sans précédent. Et, malgré cet accroissement incroyable de puissance, il y a l'inaptitude complète de cette civilisation à se concevoir. C'est ça, le phénomène le plus nouveau.
L'Express — Vous croyez qu'on peut se passer d'un système de compréhension globale du monde ? Ou de sa recherche ?
Malraux — Quand Einstein m'a dit : «Et pourtant, il y a un ordre», il voulait dire : premièrement, il y a ce que je sais, et je le sais mieux que les autres; deuxièmement, au-delà de ce que je sais, ce qui se passe n'est peut-être pas de l'ordre du hasard pur, et ce qui n'est pas de l'ordre du hasard pur est nécessairement de l'ordre du cosmos. Ça n'allait pas plus loin.
L'Express — De plus en plus vous êtes quelqu'un qui écrit, et c'est comme si tout, pour vous, doit finalement aboutir à un livre.
Malraux — Oui, quelqu'un qui écrit et qui ne fait que ça. Là-dessus, il n'y a pas de doute.
L'Express — Est-ce une forme d'action ou une manière d'exister ?
Malraux — L'action, c'est quand même autre chose, en ceci qu'une action qui a de l'importance, c'est tout de même agir sur des gens, et, quelle que soit la forme d'écriture, écrire, c'est agir sur des fantômes. Tout ce qui était de l'ordre de l'action, pour moi, était avec le général de Gaulle. Je vivais avec une activité considérable, laquelle a cessé. Je me considère comme un survivant.
L'Express — Je ne viens pas vous voir comme un survivant !
Malraux — L'un n'empêche pas l'autre, et je ne dis pas que je ne suis qu'un survivant, ce serait idiot. Mais il y a un moment, Proust a dû le connaître, où ce qui est le plus sérieux, c'est l'œuvre. Pour Proust, c'était Charlus. Le cas échéant, il allait encore au Ritz, mais c'était rare, et ça n'était pas important.
Il y a des choses que j'ai faites, par exemple changer la couleur des monuments de Paris, qui m'ont tout de même assez excité. Faire le plafond de l'opéra aussi. Mais, à l'heure actuelle, je n'en aurais plus envie.
Je m'étais embarqué sur un dada : faire l'enseignement par la télévision. Ce qui aurait eu l'importance qu'a eue l'institution de l'enseignement obligatoire.
Je me suis aperçu qu'il fallait commencer par expliquer ça aux députés, je le leur ai expliqué bravement, mais l'idée d'y passer ma vie ne m'intéresse plus tant que ça. Or, ce serait très important si on le faisait vraiment : j'ai vu ce qu'ils ont fait au Japon. Ça n'a pas été national, parce que ce sont des fondations privées qui s'en occupent.
Si on le faisait sur tout un pays, comme ici, la France referait la première une très grande chose.
Mais ce genre de projet, d'action, est aussi lié à des gens. Cela m'aurait bien excité de le faire avec le général de Gaulle. Parce qu'il y avait le lien. Cela ne m'intéresse pas du tout de le faire avec M. Giscard d'Estaing, non parce que je suis contre Giscard, mais que, au fond, c'est un monsieur que j'ai rencontré au Conseil des ministres. Il n'y a pas de lien personnel. Lequel, vous le savez bien, donne à n'importe quelle entreprise une couleur tout à fait différente.
L'Express — Est-ce que tout action, un jour ou l'autre, n'aboutit pas forcément à l'écriture ? Voyez Mao, Marx, et n'est-ce pas le point où vous en êtes ?
Malraux — Vous me dites : tout finit en écriture ? Je ne suis pas sûr que ce soit vrai. Il y a la peinture, la musique. Si Mao finit en écriture, c'est parce qu'il s'agit d'une parole. Toute parole, oui, finit en écriture. C'est-à-dire qu'une parole contrôlée, une parole responsable, aboutit à peu près sûrement à l'écriture, et je ne vois pas comment cela aboutirait à autre chose. Tout compte fait, nos moyens ne sont pas illimités. Nous aurons peut-être une civilisation audio-visuelle, mais je ne suis pas tellement sûr qu'on fera pour autant des romans au magnétophone. Je crois plutôt qu'on ne fera plus de romans du tout…
L'Express — Une question qui s'adresse à l'auteur de L'Intemporel. Les peintres, lorsqu'ils peignent, ont-ils des mots pour soutenir ce qu'ils font ?
Malraux — Non, ils pensent à autre chose.
L'Express — A quoi ?
Malraux — Ils polissent des formules. Pensez aux peintres que vous connaissez, vous vous apercevrez que presque tous ont quelque formule au poil. Et vous vous dites : «Ce brave type, avec son côté un peu garagiste, mais où est-ce qu'il va chercher tout ça ? Il se met à parler comme Héraclite…» C'est parce que, pendant des heures, il a poli sa formule.
L'Express — Il ne se dit pas : «Tiens, ce vert n'est pas assez vert ?»
Malraux — Il ne pense qu'à ça, mais ça ne prend pas la forme des mots. Je pense qu'ils imaginent énormément les couleurs. Un tableau, c'est un grand trou dans lequel on met quelque chose jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de trou.
Ça se passe comme ça : il y a un trou, il imagine un rose, il le fait – puis il s'aperçoit que si le rose imaginaire s'accordait bien, le rose vrai ne va pas. Il le rature. Il fait comme nous : nous raturons. Il rate son rose, il le rature, mais lui, sur le rose qu'il avait mis.
L'Express — C'est pratique !
Malraux — Mais, dites donc, c'est que les peintres sont des gens heureux, s'ils ne sont pas totalement méconnus ! Je n'ai jamais vu un écrivain dans l'état de jubilation où j'ai vu des peintres qui avaient une notoriété. J'ai vu successivement, à plus de 80 ans, Braque, Picasso, Rouault, Matisse, lequel était malade comme un malheureux, tous vivaient dans une espèce de joie !
L'Express — Pourquoi les écrivains tiennent-ils moins bien la distance ?
Malraux — Un peintre fait des objets, ne sous-estimez jamais ça. Il faut voir leur jubilation quand ils ont fini leur petit bateau… Même des types comme Picasso, qui disait : «Je ne corrige pas, je ne reprends pas», etc. Quand ça allait bien, il arrivait avec les toiles et il disait : «Il en descend ! Il en descend !»
Vous ne voyez quand même pas Saint-John Perse arrivant et disant à sa femme : «Il en descend ! Il en descend !», parce qu'il vient de faire quatre pages d'Anabase !
Et regardez des peintres aussi malheureux que Gauguin, la part de joie, dans ses lettres, dès qu'il parle de sa peinture ! Alors que, pour le reste, il ne rigole pas.
L'Express — Vous êtes un écrivain et vous parlez de la peinture et de la sculpture comme de l'intérieur ?
Malraux — C'est pour moi le rapport fondamental. J'aime beaucoup plus les arts plastiques que la littérature. Je la connais assez bien parce qu'on est obligé. Mais si je m'amène dans un pays inconnu, la première chose sur laquelle je vais me jeter, c'est sur l'art. C'est aussi parce que c'est seulement ainsi que je vais comprendre. Si je voulais me jeter sur les gens, il faudrait d'abord que je sache la langue.
L'Express — Tandis que l'art, vous comprenez ?
Malraux — Tout de suite.
L'Express — Mais que comprenez-vous ?
Malraux — Comme avec les femmes : la différence. Si, à la NRF, Paulhan était un si grand directeur littéraire, c'est parce qu'il savait que c'est dans la mesure où quelque chose ne ressemble à rien que l'on est devant quelque chose qui peut être Proust. Et c'est parce que j'ai ressenti cela devant Dubuffet que je lui acheté le premier tableau qu'il ait vendu. D'ailleurs, peu importe si je me trompe, ce qui compte, c'est que je ressens mon rapport avec les arts plastiques comme assuré, alors que je ne le ressens comme assuré avec à peu près rien d'autre.
L'Express — Pas même avec la littérature ?
Malraux — Surtout pas avec la littérature. Avec la littérature, on ne sait jamais…
L'Express — Et avec l'œuvre plastique, vous savez ?
Malraux — Si elle a une cohérence, oui. C'est-à-dire si, à la fois, elle n'a pas de père et si elle porte son ordre intérieur. Dans n'importe quel art, à coup sûr, on peut alors se dire que c'est une création.
L'Express — Et la mort, qu'en pensez-vous ? Du Musée imaginaire à Lazare, n'est-elle pas présente dans toute votre œuvre ?
Malraux — Ce que j'en pense de sérieux, c'est dans Lazare. Une partie de la terreur occidentale de la mort vient de ce que, inconsciemment, le malade se réincarne cadavre. Notre métempsycose, notre réincarnation se fait dans un cadavre. C'est un des éléments qui jouent un rôle énorme dans l'angoisse si déterminée des Occidentaux devant la mort.
L'Express — L'horreur du cadavre ?
Malraux — Si, inconsciemment, vous vous mettez à vous voir cadavre, vous ne pouvez qu'être épouvanté de cette réduction à la passivité totale. Les psychanalystes ont un mot…
L'Express — La castration ?
Malraux — Oui, tous les négatifs ! Dans l'autre réincarnation, celle de l'Asie, les gens ont moins peur. Peut-être n'aiment-ils pas tellement l'idée de revenir grenouille, mais ils peuvent espérer qu'ils reviendront… canari !
L'Express — Et vous, que pensez-vous ?
Malraux — Pour moi, le problème de la mort est extrêmement important métaphysiquement, pas humainement. Le trépas ne m'intéresse pas. Je n'ai pas du tout peur d'être tué ni de mourir, ça m'est égal. Ce qui m'intéresse, c'est ce que Kierkegaard appelle le scandale, le fait irréductible. Lui m'intéresse, pas le décor.
Au fond, la mort, c'est l'une des prises les plus fortes que l'on ait sur le sens de la vie. Parler de la mort est l'une des façons les plus raisonnables de parler du sens de la vie.
Et qui sait si, dans cent ans, on ne pensera pas que l'essentiel, pour une civilisation cohérente, n'est pas d'arriver à ce que la question ne soit pas possible ? Non pas à ce qu'il y ait une réponse – mais à ce qu'il n'y ait pas de question.