E/1976.11.28 — André Malraux : «Quand Malraux parlait de lui-même», entretien accordé à Victor Franco, Le Journal du dimanche [Paris], n° 1566, 28 novembre 1976, p. 6.
André Malraux
Quand Malraux parlait de lui-même
«La mort, ma vieille et familière ennemie…
Nous ne nous sommes jamais quittés»
Extrait 1
Ses chats
Là-dessus, un chat était arrivé, s'était frotté contre la jambe de Malraux. J'avais alors remarqué :
Franco — Les chats jouent un grand rôle dans votre existence, n'est-ce pas ?
Malraux — J'avais plein de notes sur ces bêtes, mais je ne les ai pas retrouvées… Le chat se sert de ses pattes de devant comme d'un bras. Il est le seul animal – avec le singe – qui puisse attraper un bouchon; mais le singe n'est pas un animal, c'est un homme raté… Le chat est un animal bénéfique ou maléfique, mais pas neutre, et il fait partie du vocabulaire du rêve. Quand nous avons découvert les briques de la bibliothèque de Ninive, ce qui nous avait énormément intéressé dans les Clés des Songes, ce n'est pas du tout les interprétations qui ne valent rien de plus et de moins que les autres clés des songes, mais c'était de constater que les tas de briques vous expliquaient tel songe. Et alors, vous vous aperceviez que le matériel du songe, à Babylone, était exactement le même que le nôtre, et que les deux cauchemars culminants étaient l'araignée et la pieuvre – dans un pays où l'on n'avait jamais vu une pieuvre. Par conséquent, il y a un vocabulaire de l'imaginaire. Eh bien, les chats font partie de ce vocabulaire. Dans toutes les clés des songes, il y a des chats.
Franco — Mais à vous, personnellement, qu'apportent-ils ?
Malraux — Evidemment, une donnée d'inconnu. A essayer de définir, c'est la même plaisanterie qu'à vouloir définir la peinture ou la poésie. C'est indéfinissable par définition. Il y a le petit animal charmant, qui devient tout de même assez mystérieux, avec les yeux qui changent, la fourrure spécialement douce, mais je ne crois pas que cela suffise. Vous connaissez Steinlen ? C'était un dessinateur tout à fait moyen, jusqu'au jour où il s'est mis à faire des dessins de chats dignes de Lautrec. Qu'un sujet puisse changer le talent d'un peintre, c'est tout à fait extraordinaire ! Il y a dans les formes de l'animal lui-même quelque chose qui déclenche chez un artiste un élément particulier.
Le surnaturel
Dans son livre Hôtes de passage, André Malraux s'étendait longuement sur le surnaturel et l'irrationnel, évoquant, notamment, le souvenir d'une femme-médium de ses amies. De lui-même, au cours de notre conversation, il y était revenu.
Malraux — Nous sommes en face de l'ensemble du paranormal, avait-il expliqué en se passant la main sur les cheveux. Cela se compose de deux choses tout à fait différentes. D'une part, des éléments contrôlables, il y a trois ans, les Soviétiques ont décidé qu'ils allaient s'occuper de la question, parce qu'ils voulaient travailler la transmission de pensée pour leurs cosmonautes. Ils ont pris un régiment et ont dit à chaque soldat : «Voici un bâton de coudrier et mettez-vous en rang (attention, là-bas, le contrôle, c'est le Guépéou, il ne s'agit pas de rigoler). Avancez. Si vous sentez quelque chose, arrêtez-vous.» Le régiment a parcouru cinq kilomètres. Au bout, il y avait une rivière souterraine. Un tiers des gens sont sourciers… Dans cette histoire russe, il y a donc des choses qui jusqu'ici semblaient singulières, mais que l'on pouvait étudier au même titre que le manuel d'infanterie.
D'autre part, il y a une chose qui n'est pas contrôlable, – et l'on arrive au monde des médiums, mis en évidence au XIXe siècle autour du spiritisme. Les spirites étaient des gens qui, à cause de l'époque, avaient la manie de la science. Or, nous ne pouvons absolument rien découvrir de sérieux par la recherche scientifique, puisque dans le spiritisme, ce qui est sérieux est l'aléatoire : vous ne pouvez pas recommencer une séance sur commande. Tous les grands médiums du XIXe siècle ont déclaré qu'ils ne contrôlaient pas leur don. Cela nous fait entrer dans un domaine où nous nous sentons à l'aise, mais que nous oublions tout le temps : celui de l'art. Victor Hugo a dit : «C'est bien moi qui ai écrit Olympio. Je ne l'écris pas tous les matins…» Je crois qu'il faut que la pensée, la vraie, arrive à donner une forme à l'aléatoire. Actuellement, nos formes de pensée n'ont pas de prise sur l'aléatoire… Malheureusement, jusqu'ici, nous mélangeons des faits qui sont absolument incontestables avec des actes commis par des plaisantins ou des farceurs.
Franco — Le médium dont vous parlez dans votre livre en était peut-être un ?
Malraux — Supposons que ce médium ait été un farceur. Il aurait d'abord fallu qu'il ait du génie. Il n'est pas donné à tout le monde de reconnaître l'uniforme de la cavalerie parthe – même s'il est confondu avec le pantalon des zouaves. Savoir qu'Alexandre n'avait pas les yeux de la même couleur, pour un simple médium, c'est beaucoup.
Franco — Donc vous y croyez ?
A. Malraux — Certains phénomènes sont importants
Extrait 2
Franco — Et la mort, Maître, la mort… ?
André Malraux avait avalé une gorgée de thé et s'était jeté en arrière, dans son fauteuil, avant de répondre, plus comme un enchaînement que comme une réponse à mon début de question.
Malraux — La mort, oui, ma vieille et familière ennemie… Je n'ignore aucun des liens mystérieux qui m'unissent à elle. Nous ne nous sommes jamais quittés…
Franco — soit qu'elle vous poursuivait, soit que vous alliez la chercher, à travers révolution et guerres, n'est-ce pas, Maître ?
Malraux — Et finalement, c'est toujours elle qui l'emporte.
Lustrée dans le bureau désert