E/1976.11.29 — André Malraux, «Deux Fantômes amis», entretien avec Dominique Desanti sur Bernard Groethuysen et Pierre Drieu La Rochelle

E/1976.11.29 — André Malraux, «Deux Fantômes amis», entretien avec Dominique Desanti sur Bernard Groethuysen et Pierre Drieu La Rochelle, Le Nouvel Observateur [Paris], n° 629, 29 novembre 1976, p. 84-85.


 

André Malraux

Deux fantômes amis

Un entretien d'André Malraux avec Dominique Desanti

 

Extrait 1

(Dans le grand salon de Verrières, avec Lustrée la noire ronronnant sous nos doigts, Malraux parle d'un jet. Le repos forcé de la maladie a comme repassé les tics du visage.)

Desanti — Bernard Groethuysen savait vous avoir inspiré le personnage de Gisors, le sage occidental de La Condition humaine, le père de Kyo le communiste. Groet souriait : «Pour me rendre croyable, Malraux m'a transporté en Chine et m'a donné l'opium…»

(Malraux prend cet air intense, cet air d'être tout entier dans sa parole, qui rend chaque mot si précieux.)

Malraux — Ecoutez, je ne vous apprendrai pas qu'un personnage de roman ne se fabrique pas en prenant un trait à l'un, un trait à l'autre. C'est de soi-même, bien sûr, qu'on le nourrit, mais il est suscité par ce qu'un autre vous a fait ressentir. Gisors, dans sa passion pour l'Extrême-Orient, est l'amalgame de quatre ou cinq orientalistes. Mais le choc de sa naissance, oui, son être profond, sont dus à Groet. Oui je lui ai donné l'opium; en Chine, pour un sage d'Occident, c'était une nécessité. Mais en plus… Ecoutez, qu'est-ce qui rend Groet plausible pour nous, sinon le fait que nous l'avons connu ? Cette sérénité totale, ce sens du destin pourraient passer pour une simple indifférence aux êtres. Groethuysen possédait parfaitement la culture russe, y compris la moderne, ce qui, à l'époque, n'existait presque pas chez nous. De plus, il possédait entièrement la culture allemande, y compris Dilthey, Jaspers et Heidegger. Et de plus la culture anglaise. Et de plus la Française comme peu de Français… Qu'est-ce qui rend croyable que cet homme ait été en même temps si parfaitement ouvert, si universellement éblouissant ? Voyez-vous, c'est comme Mao, ou Staline : ce qui les rend croyables, c'est l'histoire. Quand un personnage est historique pour tous, on ne le met pas en question. Sinon, et si l'on veut le rendre croyable, il faut le rapprocher.

Desanti — Il paraît que Gide, ayant décrit Bernard Groethuysen à Rabindranath Tagore, le penseur de l'Inde a dit : «Un tel homme n'existe pas.»

Malraux — Mais on le comprend ! Pour nous, un homme parfaitement noble doit être profondément attaché à un but. Si un tel homme est détaché, les gens sont perdus, sans référence.

(Malraux parle du communisme. Il sait le rôle qu'ont joué «La Condition humaine», «Le Temps du mépris», «L'Espoir» dans plus d'un engagement d'intellectuel de la Résistance. Dont le mien.)

Malraux — Vous savez, c'est très naturel. Je sais qu'à votre époque les dirigeants communistes – qui se sont toujours méfiés de moi – me traitaient d'aventurier inconséquent. Moi je trouve normal que vous ayez cherché dans l'action, et la justification de l'action, les motifs d'un engagement global. Devenir communiste parce qu'on a lu Marx me semble une mauvaise manière. Il est vrai que je n'aime pas Marx. Sans Groethuysen je ne l'aurais même pas compris. Il m'a ainsi introduit dans des pensées qui m'étaient trop étrangères, trop fermées : le guide des portes étroites. Je lui dois de connaître ce que, sans lui, j'aurais laissé de côté : La Russie, l'Allemagne…

(Malraux évoque cet art de la parole, qu'il admire, et regrette de n'avoir jamais pu faire converser vraiment le philosophe avec deux autres causeurs éblouissants : Alexis Légier et Paul Valéry.)

Malraux — Alexis Légier, Saint-John Perse, était un amour de la princesse B. Il arrivait dans son Hispano blanche avec chauffeur, disait poétiquement de splendides futilités, puis repartait faire le mouvement des ambassadeurs. Groet venait par des transports en commun avec Alix, sa compagne «libre» pendant quarante ans qui, étant communiste, serrait la main des domestiques. Or Groet défendait le communisme comme il aurait défendu une passion religieuse d'Alix. Alors, dans ce contexte, le poète devait lui sembler trop parisien. Trop français : il opposait français à mondial. Avec Valéry, c'est différent. On n'admet, chez lui, que l'influence mallarméenne : il y a aussi celle d'Auguste Comte. Alors les catégories marxistes, librement réinterprétées, de Groet lui devenaient incompréhensibles. Groet était dominé par l'idée que nous sommes des «bourgeois». Mais pour Valéry, un bourgeois, c'est le Monsieur Homais de Flaubert. Alors ? Rappelez-vous : Groet n'aimait parler que d'idées. Nous, Français, adorons parler des gens.

Desanti — Pourtant, pour nous qui ne vous connaissions pas, Groet avait fait de vous un mythe… et qui a «fonctionné».

Malraux — Ça oui : comme Paulhan, Groethuysen aimait construire des mythes et les déposer dans ses amis, surtout les très jeunes. C'était sa manière d'être romancier.

 

Extrait 2

Malraux — J'ai connu Drieu déjà doriotiste. Notre désaccord politique était si profond que nous n'en parlions jamais : c'est possible quand les positions sont très claires. Pourtant, une fois, il m'a dit, bien avant la guerre : «Doriot, c'est fini : il ne croit plus à la France.» Pourquoi il est resté ? Sans doute par culte de l'amitié virile : il croyait rencontrer là une communauté d'hommes courageux. Drieu se choisissait mal. Dans son Journal – méfiez-vous –, il ne donne jamais que ses faiblesses, ses lâchetés : elles l'obsèdent. Bien sûr, il n'était pas fait que de cela. C'est un masochisme des gens courageux que de se croire lâches : voyez Tolstoï. Parfois, Drieu était insane. Mais je l'ai vu prophétique : relisez Mesure de la France.

Desanti — Pourtant il est resté fidèle à Doriot, aux nazis ?

Malraux — Doriot, le fascisme, nous en connaissons la fin. Mais pendant que l'histoire se déroule, on ignore où elle aboutira. Il ne faut jamais extraire un jugement du contexte de son époque. Moi-même, vers 1935, j'imaginais que Drieu traverserait le doriotisme comme il avait traversé le surréalisme, sans plus de conséquence.

Desanti — A la Libération, il avait demandé à vous rejoindre à la brigade Alsace-Lorraine et vous aviez dit oui à deux conditions ?

Malraux — Exactement. La première : qu'il n'exerce aucun commandement. Ça c'était pour la sécurité de mes gars. La deuxième : qu'il vienne sous un pseudonyme : ça, c'était pour sa sécurité. Il n'est pas venu, prétextant la crainte d'une dénonciation. En réalité, je me suis toujours demandé s'il n'avait pas soumis mon amitié à une épreuve : puisque j'avais dit «Venez», il était satisfait.

Desanti — Que pensez-vous de Drieu comme écrivain ?

Malraux — Qu'il est inabouti comme romancier. A chaque livre, nous attendions le livre et on avait… Une femme à sa fenêtre. Sa forme romanesque retardait. Ne le jugez pas là-dessus mais sur son écriture. Prenez La comédie de Charleroi: oui, là, c'est un écrivain. Et, bien sûr, le Récit secret. Là, oui, je pense qu'il donne l'essentiel des motifs de son suicide… qui m'a atteint mais non surpris. Il y avait en lui le vieux désir de mort dont il parle, une vraie curiosité de la mort, soudain ravivée par la peur des représailles, amplifiée par les chuchotements des milieux anti-résistants.

 

Télécharger le texte.

 

groeth1

Groethysen en compagnie de Gide (à sa fenêtre)

 

drieu1

Pierre Drieu La Rochelle