«E/1978 — André Malraux : Dialogue André Malraux – Sazo Idemitsu. La libération des esclaves est la libération de l'homme. Musée Idemitsu Tokyo, le 17 mai 1974», dans André Malraux et le Japon éternel, catalogue d'exposition, Tokyo, musée Idemitsu, 1978, p. 17-20.
Dialogue André Malraux – Sazo Idemitsu
La Libération des esclaves est la libération de l'homme
Musée Idemitsu Tokyo, le 17 mai 1974
Malraux — Je crois que le peuple japonais a une aristocratie de l'esprit. Mais, quelle en est l'origine ? Je me demande si le bouddhisme n'en est pas une raison…
Idemitsu — Pas tout à fait. L'origine en est la Famille impériale qui subsiste depuis deux mille six cents ans. Il en sera ainsi pour toujours…
Malraux — Quelle est la raison pour laquelle le bushido est né uniquement au Japon, et pas en Inde ni en Chine ?
Idemitsu — Vous savez, il n'y a jamais eu dans la Famille impériale ni à la Cour d'hommes qui portaient des armures. Ne sont conquérants, à l'étranger, que ceux qui portent des armures, n'est-ce pas ? Cela n'explique pas tout ? La Famille impériale du Japon n'a jamais touché son peuple avec des armes, mais seulement avec la vertu et l'amour.
Malraux — Il y a eu toutefois en Europe des conquérants qui ne portaient pas d'armures à la cour. Louis IX, lui, par exemple, portait son costume de moine. Lorsque, au moment d'une de mes visites précédentes au Japon, j'ai eu l'honneur d'être reçu par Sa Majesté l'Empereur, j'ai répondu à sa question «Pourquoi le Japon d'autrefois vous intéresse-t-il ?» en disant : «Comment le peuple qui a inventé le bushido ne signifierait-il rien pour le peuple qui a inventé la chevalerie ?» L'Empereur m'a alors demandé : «Oui… Mais, depuis que vous êtes ici, avez-vous vu une seule chose qui vous ait fait penser au bushido ?»
Le kamikaze peut-il être rattaché au bushido ?
demitsu — Les kamikazes avaient le but sublime de servir purement leur patrie.
Malraux — J'admire les kamikazes. Voulant parler avec des jeunes Japonais, j'ai demandé à votre ambassadeur d'en inviter quelques-uns. Quand je leur ai demandé ce qu'ils pensaient des kamikazes, j'ai été surpris de les entendre dire : «C'est vieux… »
Idemitsu — Un et un font deux, voilà ce que pensent les jeunes d'aujourd'hui. Mais l'Homme ne peut être saisi d'une façon aussi simpliste. Il faut y ajouter quelque chose de particulier qui n'appartient qu'à l'homme lui-même.
Malraux — Les jeunes croient que la guerre est un tour de force, qu'elle n'est qu'un jeu des armes contre les armes. Ils ne comprennent pas que quelque chose d'autre, comme le courage, a une grande importance.
Idemitsu — Ce quelque chose ne quitte jamais celui qui sert les autres. J'ai dit jadis aux communistes que un et un ne font jamais deux, qu'il faut y ajouter l'âme humaine, étant entendu que la société est faite d'hommes, qui sont des créatures de contradictions. Je suis quelqu'un qui a connu toutes sortes de souffrances d'où vite, cette conclusion.
Malraux — Moi, j'ai dit aux communistes japonais : «Vous n'êtes pas sérieux. Le vrai communisme n'est pas que le pouvoir en la matière.»
Idemitsu — J'ai écrit dans mon livre Si Marx était né au Japon: «Marx et moi avons ceci de commun que nous sommes nés en Occident, c'est-à-dire sur le terrain de l'antagonisme et de la lutte, pour marcher sur le chemin de l'antagonisme et sur mon propre chemin». Pour en revenir au problème des jeunes de notre pays, ils ont tout de même subi une formation japonaise dès la matrice de leur mère. Elle leur reviendra doucement : je suis donc convaincu que l'avenir du Japon ne sera pas inquiétant. C'est de grandes mères, n'est-ce pas, que naissent les grands hommes.
Malraux — Sans aucun doute. Alexandre, Napoléon, ont eu de grandes mères – mais pas en tant que femmes exemplaires. La mère d'Alexandre était une prostituée. La mère de Staline était une institutrice de séminaire, exagérément sévère.
La science au XIXe siècle semblait promettre beaucoup pour l'avenir de l'humanité. Mais il est clair qu'elle ne peut rien faire pour la formation de l'homme. Le bushido n'est pas issu de la pédagogie des samuraï, ce qui prouve que la science nommée pédagogie ne peut pas élever l'homme.
Idemitsu — Je dis toujours que le monde est divisé entre celui de l'homme et celui de l'objet, et que le Japon est un monde basé sur l'homme et celui des autres pays sur l'objet.
Malraux — L'Europe, certes, a échoué sur l'objet, puisque la science agit, et n'agit que sur lui.
La démocratie, elle aussi a échoué. Elle a tenté de distinguer le vrai du faux par le jeu des votes et n'a abouti qu'à la lutte entre les partis.