E/1984 — André Malraux : Extraits de Roger Stéphane, André Malraux, entretiens et précisions, Paris, Gallimard, 1984. Reprend 15 entretiens accordés par Malraux en 1941, 1945, 1965, 1967, 1968, 1969 et 1971.
André Malraux
Extrait : Malraux et de Gaulle
Malraux savait aussi parler familièrement de celui qui le fascina si longtemps. En 1971, je lui demandai si de Gaulle avait lu ses livres. D'abord interloqué («Naturellement !»), il précise :
— Il a même lu mes livres sur l'art et il m'a posé d'innombrables questions. Il était même capable d'être casse-pieds.
Vous vous souvenez qu'il y a eu une exposition de chefs-d'œuvre des musées de province. On a découvert à cette occasion, à Lille, sous un escalier, un tableau d'une andouille quelconque qu'on a tout de même fait nettoyer : c'était un Titien et un Titien des cinq dernières années, c'est-à-dire un des sommets de la peinture mondiale[1]. Quand j'ai accompagné de Gaulle à l'inauguration, je lui ai dit : «Regardez bien le Titien, c'est un des plus beaux tableaux du monde; il est plus beau que tous les Titien du Louvre.» Il m'interrogea sans cesse : «Pourquoi dites-vous que c'est un des sommets de la peinture mondiale ? Pourquoi dites-vous que c'est un des plus beaux Titien du monde ? Pourquoi êtes-vous sûr de votre jugement ?» Vous voyez ce que je veux dire par casse-pieds…
C'était en 1965, Michel Laclotte, alors commissaire de cette exposition, accueillit, la veille de l'inauguration, le général de Gaulle et Malraux. Quinze ans plus tard, il me fit mot pour mot la même relation que Malraux. Je lui lus le récit de l'écrivain, qu'il écouta en riant, protestant seulement que le musée de Lille n'avait jamais sous-estimé ni négligé le Martyre de saint Etienne. Répétant la cascade de questions du Général, Laclotte se souvenait parfaitement du désarroi, du décontenancement de Malraux qui ne savait que répondre : «Regardez les autres tableaux, regardez-les – et comparez […]»
Tout de même, je fus surpris de le voir devenir ministre et même ministre en charge d'un département important : Malraux, ministre d'Etat, chargé des Affaires culturelles. Il cite dans ses Antimémoires Mallarmé :
— Mallarmé raconte que la nuit il écoute les chats qui se parlent dans les gouttières. Ça ne l'intéresse pas vraiment jusqu'à ce qu'arrive son propre chat, brave Raminagrobis, très sage, qu'un autre chat interroge : «Qu'est-ce que tu fais en ce moment ?» et le chat de répondre : «Je feins d'être chat chez Mallarmé.»
Malraux feignait-il d'être ministre de de Gaulle ? A cette interrogation fréquemment posée, j'ai des réponses différentes :
— D'où peut-on le mieux arrêter la guerre d'Algérie ? De l'hôtel Matignon ou des Deux Magots ? Je n'ai pas cru que ce fût à partir des Deux Magots. Si je m'étais trompé, je l'aurais vu.
Une autre fois :
— Il y a deux fonctions différentes dans le ministère : le terrain sur lequel le ministère devient un ministère de chats, ce sont les honneurs; vous pensez bien que je m'en fiche. D'autre part, il y a ce qu'on peut faire – à quoi j'attache une énorme importance. Ça ne m'est pas du tout égal d'avoir changé la couleur de Paris et surtout d'avoir transformé une ville triste en ville gaie.
Ça ne m'est pas égal de penser que nous ferons les Maisons de la culture.
Dans un univers qui est à mes yeux, comme vous le savez, un univers passablement absurde, il y a quelque chose qui n'est pas absurde, c'est ce que l'on peut faire pour les autres.
[1] Acheté en 1888 comme un Tintoret, le Martyre de saint Etienne demeura pratiquement sans attribution jusqu'en 1946, date à laquelle l'historien d'art Roberto Longhi le reconnut comme un Titien.
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