D/1965.08.11 — André Malraux : «Réponse au discours du recteur de l’Académie sanscrite de Bénarès, le 11 août 1965»

André Malraux : «Réponse au discours du recteur (vice-chancelier) de l'Académie sanscrite à Bénarès, à la séance présidée par le maharadjah de Bénarès, le 11 août 1965», Paris, ministère des Affaires culturelles, s.d., [2 p.].


 

Réponse au discours du recteur (vice-chancelier)de l'Académie sanscrite à Bénarès à la séance présidée par le maharadja de Bénarès le 11 août 1965

 

Monsieur le Recteur,

            Le modeste élève que je fus ne se méprend pas sur ce qui sépare ses connaissances de celles des professeurs de la première académie de sanscrit du monde. Les travaux que j'ai consacrés à l'art de votre pays, veuillez les considérer seulement comme un hommage – de même que je considère la cérémonie d'aujourd'hui comme un honneur.

            A ce que vous avez bien voulu dire, je voudrais répondre, non par une étude particulière, ni même par le souvenir du temps où nous discutions des différences entre la version sanscrite et la version chinoise du Milindapanha, mais en vous disant ce que signifie pour nous, la civilisation dont vous êtes à la fois les dépositaires et les successeurs.

            Voici donc la rivale majeure des villes où s'est formée la pensée de l'Occident. C'est ici que la Grèce montre, avec le plus de netteté son éclat et ses limites. Vous êtes les gardiens des dieux sculptés dans les montagnes, dont les yeux sacrés regardent distraitement passer ce qui fut l'idéalisation du monde.

            Les travaux de votre Université contribuent à maintenir la plus puissante philosophie de l'Absolu que le monde ait connue. Elle échappe en partie à l'Occident, parce qu'il rationalise l'approche de l'Absolu, alors que vous la vivez. Mais l'Occident commence à comprendre l'Inde depuis qu'il tente d'en saisir l'esprit à travers sa sculpture, sa musique et sa danse (voire sa poésie, malgré la nécessité de la traduire). La Maheçamurti d'Elephanta n'est pas une illustration du Vedanta, mais elle suffit à faire comprendre ce que le Vedanta n'est pas. Le plus humble intercesseur de l'Absolu, c'est un musicien solitaire qui joue votre plus ancienne musique au fond d'une grotte sacrée, pour un Civa invisible pour lui. L'intercesseur majeur, c'est vous.

            Jawaharlal Nehru, dans son Autobiographie, raconte que je lui demandai un jour : « – Comment croyez-vous que l'Inde a pu perdre le bouddhisme, après l'avoir donné au monde ?» Il ne trouva pas aussitôt de réponse, mais pensa plus tard que l'Inde avait lentement fait du Bouddha un de ses dieux parmi les autres, et qu'alors le bouddhisme était mort.

            L'Inde seule a osé dire : Tout homme peut atteindre Dieu à travers ses propres dieux. Jamais cette pensée n'a été si fortement mise en question qu'en notre siècle, qui voit s'opposer l'esprit scientifique – non l'esprit technique, mais la recherche des lois de l'univers – et l'esprit métaphysique. Aujourd'hui commence le plus grave dialogue qu'ait connu la pensée humaine. Celui qui opposait vos docteurs et les docteurs grecs, à la cour indienne du roi Ménandre, n'est plus qu'une faible préface, devant le dialogue qui oppose la nature de l'univers et la conscience de la signification du monde, Einstein et Bénarès.

            De cette Bénarès symbolique, vous êtes la plus haute expression. C'est pourquoi je vous suis reconnaissant de l'honneur que vous me faites en m'accueillant parmi vous. A la première civilisation mondiale, que nous tentons ensemble d'élaborer à travers tant d'obstacles et de sang, il est indispensable que ne manque pas l'immense interrogation de la vie que l'Inde apporta au monde quand elle proclama pour des siècles que les apparences mortelles devaient être orientées par une valeur suprême étrangère aux apparences, et d'abord au temps.

            Même si les apparences ont changé de nature – même si la valeur suprême est à redécouvrir.

            Car le destin du monde de l'esprit tiendra peut-être à cette redécouverte.