Présence d'André Malraux sur la Toile, article 208, mai 2018
Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X
Rao, Raja, «Devant les dieux de l'Inde… Avec André Malraux», dans Le Figaro littéraire, 9 avril 1960, p. 5 et 6.
Raja Rao
Parmi les dieux de l'Inde… avec André Malraux
Le pèlerinage : c'est cheminer vers soi-même. Le voyage est une visite à quelque dieu (montagne rivière, homme, image) qui n'est valable que pour soi-même. L'une est prière. L'autre, discours. Dieu n'est que soi-même vu de plus haut. Mais César n'est que dieu conquérant. Donc : Olympe. Donc : Kailas. Ainsi, la métamorphose des dieux. Il y a autant de dieux qu'il y a d'hommes. Le périple vers les dieux, vers son dieu, est une transfiguration de la terre. L'histoire y est. Hommes, femmes, routes, éléphants, temples, étangs – les lotus, la musique, les tambourins du serpent, les brahmanes, les gopurams.
«Qu'avez-vous vu de l'Inde ? demande Nehru à Malraux.
— Ajanta et Madura et M. Nehru», dit-il en souriant. C'était la vérité même.
Au temple de Madura, dans les salles aux mille colonnes, chacune de ces colonnes donnant des notes de musique distinctes et savantes, des brahmanes de Madura montraient des chevaux de bois et d'argile, jambes cassées, côtes brisées – on aurait dit qu'ils se frappaient le ventre pour mendier. Les chevaux des hommes se métamorphosaient en chevaux des dieux (avec des ailes, etc.) et dans leur ruine ils se penchaient vers André Malraux pour quêter une explication.
Ainsi que dans les mariages, guirlandes autour du cou, marques sacrées sur le visage. André et Madeleine Malraux regardent à travers le portique de pierre noire, l'espace de l'étang, les cocotiers, et les aigles, le sanctuaire.
«Voici des mariés», dit quelqu'un.
Dans l'Inde, les mariés sont toujours égaux aux dieux.
«Voici le ministre de France, leur dit le préfet de Madura.
— Tombe à leurs pieds», commanda le père d'un des mariés.
Le jeune homme simple, ahuri, guirlande, bétel et coco sacrés, tombe avec sa femme aux pieds du ministre de France.
«Cela te portera bonheur, ajouta le père.
— Moi, l'Européen, je vous dis, à vous, mariés du temple de Madura : le sacré est grand, soyez Çiva et Parvathi».
Et nous nous dirigeons vers Çiva.
Le temple de Madura est comme une ville, sept cent cinquante pieds de long sur huit cents de large, avec neuf tours qui voltigent dans le soleil vers les dieux et qui quelquefois se souviennent des Musulmans qui nous envahissaient par le Nord. Dans les couloirs, des bazars de fleurs, chrysanthèmes, jasmins, jasmines de la lune, basilic, oléandres, guirlandes toutes faites pour les dieux ou pour les cheveux des femmes, pâtes de santal, racines à savon parfumées, turmeric, curcuma, kumkum, noix de coco bien rangées comme des parures éclatantes, dans les boutiques.
Les lions légendaires nous regardent d'en haut et les chevaux mythiques s'élancent bridés vers nous de tous les piliers. Les hommes sont couchés par terre pour la fraîcheur, et les singes nous analysent.
C'est la musique qui accueille André Malraux au temple, puis les éléphants qui barrissent en agitant leur trompe pour saluer. A notre approche, les policiers réveillent les couloirs et voici les rangées des dieux qui nous regardent : Sri Rama, Vishnu, Hanuman, puis soudain la lumière creuse dans le centre, descendant les marches qui conduisent à l'étang – eau de saphir dans ce silence de soleil – les pèlerins se baignent, les enfants nagent et là-haut les cocotiers se dressent pour nous signaler les gopurams (tours) qui s'élèvent. Une d'elles vers le Nord et dont les rangées, d'étage en étage, sont ornées de dieux en blanc et bleu : Krishna avec sa vache, Rama avec son singe, les Pandavas avec leurs éléphants; toute l'épopée du Ramayana ou du Mahabharata, s'épelle avec l'accent et la lumière du soleil. Le concret semble se transcender pour prouver le concret qui n'est que la réalité de Çiva. L'irréel prouve le réel, les lignes droites se croisent et se recourbent pour former les serpents de la tour.
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Raja Rao
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