art. 214, mai 2018 | document • Jean Herbert : «Narada» (1949)

Présence d'André Malraux sur la Toile, article 214, mai 2018

Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X


 

Jean Herbert, Nârada, précédé d’une étude sur Les Avatars de Vishnou, Lyon, Derain, 1949, (coll. «Les dieux hindous», n° 3).

 

 


 

Jean Herbert

Nârada

Avatar de Vishnou

 

 Le Bhâgavata-Purâna donne une liste, célèbre dans l'Inde, de 22 avatars, dont certains nous sont peu familiers. Le premier est le Purusha, le grand être cosmique dont le démembrement donne naissance à divers éléments qui constituent l'univers. Le deuxième, le sanglier (Varâha) soulevant de son butoir la terre immergée dans l'océan organise la création en tirant du chaos les éléments restés jusqu'alors sans rapports organiques entre eux. Le troisième est le chantre divin Nârada qui fait son apparition dès que le monde a pris forme. Il est permis de voir en lui l'âme individuelle (Jîva) dans la perfection essentielle de sa nature véritable et de son action propre ou, en d'autres termes, l'individuation consciente de soi dans la perfection de son principe comme de son objet . Il est tout particulièrement caractérisé par la recherche et la manifestation d'une harmonie qu'il exprime constamment, non pas par la monotonie et l'uniformité, mais grâce à une orchestration pleine, complexe et subtile à laquelle chaque instrument doit apporter sa contribution particulière. Les enseignements de Nârada conduisent certes vers l'Unité de l'Absolu ceux qui la cherchent et qui sont prêts pour elle, mais comme ceux-ci ne représentent qu'une minorité numériquement infime et négligeable, l'essentiel de son action reste qu'il maintient, encourage et développe la multiplicité sur le plan de la manifestation. Par-dessus tout, il est le type parfait de l'adorateur dans la dualité de l'amour pour Dieu.

Alors que beaucoup des principaux avatars ont pour rôle, soit d'intervenir violemment dans la vie même du monde, soit d'être des instruments parfaits pour la réalisation de la volonté divine, le rôle de Nârada consiste plutôt à révéler à chaque individu les intentions de Dieu en ce qui le concerne. Il est véritablement le message entre Dieu et les hommes. Les innombrables passages de toutes les Ecritures qui nous parlent de lui le montrent généralement, soit provoquant des instructions divines, tantôt par d'autres grands sages, tantôt directement de Dieu, soit donnant lui-même de telles instructions, tantôt en termes abstraits, tantôt sous forme de conseils précis et concrets. Toujours il conduit l'âme individuelle à la conquête et à la plénitude de sa propre réalisation par son propre svadharma.

On a dit que de nouvelles légendes se constituent sans cesse autour de lui et c'est probablement vrai; mais il serait sans doute plus exact de dire qu'avec le temps on a compris son rôle de plus en plus complètement et on peut ainsi le décrire d'une façon toujours plus variée tout en restant dans les limites de la vérité. Cette conception d'une révélation progressive est parfaitement conforme à la tradition hindoue. Ainsi que Bhîsma le dit à Yudhishthira avant de lui narrer une des aventures de Nârada : «De même que jadis les dieux et les démons barattèrent l'océan et en firent émerger l'amrita, de même les brahmanes ont baratté toutes les Ecritures et en ont fait émerger ce récit pareil au nectar.»

Bien qu'incarnation de Vishnou, Nârada est fils de Brahmâ, ce qui n'est pas pour nous surprendre puisqu'il est un des éléments fondamentaux de la création, qu'il joue un grand rôle dans son déroulement et qu'il doit disparaître avec elle. On dit parfois qu'il est sorti des cuisses ou des hanches du Créateur, quelquefois aussi de sa gorge. Les rapports entre son père et lui sont d'ailleurs fort agités. Les orientalistes d'Occident n'ont pas eu de peine à crier au scandale à l'occasion de ce mythe particulier quand ils ne se contentaient pas de le considérer comme ridicule. Comme il convenait au créateur de la multiplicité, Brahmâ désirait que son fils prît forme et ainsi peuplât le monde; mais Nârada était avant tout poussé vers sa propre nature, celle de Vishnou. Aussi soutint-il avec énergie et obstination que son rôle, c'est-à-dire le rôle de l'âme humaine, était moins de procréer que de se réaliser par la dévotion au Seigneur. Devant l'insistance de son père, Nârada ne put faire autrement que de le considérer comme un maître qui induit ses disciples en erreur. Ce sur quoi Brahmâ, restant parfaitement logique, condamna son fils à vivre dans la sensualité et à être dominé par les femmes. La nature particulière de cette malédiction résulte logiquement de la constatation que l'individu qui veut échapper à l'emprise de sa nature physique avant de savoir orienter les forces ainsi rendues disponibles, est menacé par l'obsession sensuelle . Nous verrons plus loin les conséquences de cette malédiction. Sur le moment, Nârada, loyal lui aussi envers sa propre loi, maudit son père, le condamne à ne plus jamais être l'objet d'adoration et à désirer celle qu'il serait contre nature pour lui de désirer. Depuis ce jour, le Créateur du monde ne fut plus l'objet d'aucun culte; découvrant la beauté de sa propre fille, il la poursuivit de son désir . Et cela aussi est parfaitement logique. La malédiction que Brahmâ avait lancée contre son fils devait, comme toutes les malédictions, retomber sur son auteur. Aussi tomba-t-il amoureux de sa propre création symbolisée par sa fille, et oublia-t-il le rapport fondamental qui existait entre elle et lui. Certains textes nous disent même qu'afin de jouir d'elle pleinement il dut s'abaisser jusqu'à la condition infra-humaine et obliger sa fille à en faire autant. Rappelé à une plus haute réalité par les sages, le Créateur reprit conscience de sa véritable nature et son fils put de nouveau se prosterner devant lui.

Après quoi, soumis et obéissant, il prit, comme son père le lui avait ordonné, le corps d'un gandharva, c'est-à-dire d'un génie, d'un musicien céleste. Sous le nom d'Upacarhana, c'est-à-dire le très adorable, il vécut ainsi pendant 300.000 ans entouré de ses 50 épouses. On ne saurait mieux décrire cette étape de son évolution qu'en reprenant les termes mêmes de la malédiction paternelle, telle qu'elle nous est rapportée par le Brahmâ-vaivarta Purâna : «tu perdras toute connaissance de ta véritable nature; tel un cerf en rut, tu vivras une vie dissolue, aimé seulement des femmes. Tu seras adoré plus que leur vie par 50 épouses dans la fleur de leur jeunesse et de leur beauté. Tu seras sans cesse assoiffé de plaisirs sensuels après avoir captivé le cœur de ces femmes. Tu deviendras plus que maître dans la science de l'amour. Tu désireras toujours le commerce charnel, et sur la science de l'amour tu en sauras plus que le maître lui-même des gens dissolus. Tu seras le maître des Gandharvas, ta voix sera mélodieuse et ta jeunesse éternelle. Tu seras grand chanteur et grand joueur de luth. Tu seras sage, intelligent, ta parole sera mielleuse et ton caractère paisible. Lorsque tu auras joui de la société de ces femmes luxurieuses pendant 100.000 années célestes, dans la solitude de la forêt tu abandonneras cette vie et tu reprendras naissance comme fils d'une esclave. Après cela, ô mon fils, la compagnie des adorateurs de Vishnou et le fait de les servir, joints à la grâce du Tout-Puissant, te ramèneront à ton état originel, c'est-à-dire que tu redeviendras mon fils».

 

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Gopuram du temple de Chidambaram. Narada (2e étage, 3e depuis la gauche)