E/1952.04.03 — André Malraux : «Rencontre avec Malraux» (entretien avec G. d’Aubarède)

E/1952.04.03 — André Malraux, «Rencontre avec Malraux», entretien accordé à Gabriel d'Aubarède, Les Nouvelles littéraires [Paris], vol. 3, n° 1283, 3 avril 1952, p. 1 et 4.


 

André Malraux                                                                 

Rencontre avec Malraux (entretien)

Extrait :

— … Ce que j'ai nommé le «Musée imaginaire» nous met pour la première fois en face de l'héritage du monde. Notre époque est celle de la plus vaste résurrection de formes que le monde ait connue… Résurrection que nous savons d'ailleurs inséparable d'une métamorphose : la seule action du temps n'a-t-elle pas rendu blanches les statues peintes, modifié presque tout ce qui date de plus de six cents ans ?…

L'intérêt porté dans tous les pays, depuis la guerre, à la peinture et à la musique, a dépassé tous les espoirs. Lucidement ou non, nous aspirons à une culture mondiale, peut-être variable selon les nations, mais les unissant dans une volonté commune de rendre intelligible cet héritage écrasant. Cette culture, je crois à notre volonté de l'élaborer. Certes, dans les époques comme celle que nous vivons, la marge qui sépare l'abandon de la décision est étroite. Mais entendons-nous passer notre vie menacée à pleurer sur la mort de la culture européenne, ou chercher ce qu'elle est, et vouloir ce qu'elle peut être ? «Si c'est pour voir la tyrannie, ne t'éveille pas !» écrivait Michel-Ange sur le piédestal de La Nuit. Mais, aujourd'hui encore, des hommes vont retrouver dans cette statue, sculptée dans Florence asservie, la figure qui maintint au cours des siècles ce qu'il y a de plus noble en eux…

— Cet héritage du monde que nous découvre le Musée imaginaire…

Malraux s'est levé. Nerveux, il arpente le vaste studio, de la peinture persane à la fresque italienne. Deux continents, des siècles…

— … L'héritage du monde n'est pas un capharnaüm d'œuvres, mais la découverte d'une invincible mise en question de l'univers. Il s'agit de savoir ce qu'est la résurrection de mondes que nous connaissons mal et qui, pourtant, nous atteignent d'abord par ces valeurs… Il s'agit de savoir comment le génie pourrait être un moyen de connaissance de l'homme… Dès que la question : «Qu'est-ce que l'art ?» devient sérieuse, dès qu'elle cesse de se superposer à la question puérile : «Comment faut-il s'y prendre pour faire des chefs-d'œuvre ?», la question «Qu'est-ce que l'homme ?» n'est pas loin.

Les Voix du silence avaient paru primitivement sous le titre de Psychologie de l'art. On a même pu dire que celle-ci eût été mieux nommée encore «Métaphysique de l'art». Pouvez-vous préciser ce qui distingue les deux versions ?

— Le texte a été modifié page à page, et il y a la matière d'un volume en plus. J'espère que le livre aura conquis ainsi son équilibre. Quinze ans de travail, c'est beaucoup, même avec de longs intermèdes…

— Parmi lesquels la guerre, la résistance, la campagne d'Alsace…

— Voire la maladie. Mais six mois de convalescence sont favorables à une mise au point… Je crois d'ailleurs que j'essaierai de compléter ce livre toute ma vie. J'aimerais aussi en reprendre d'autres, La Condition humaine, par exemple. Pourquoi les strates de l'expérience humaine ne se superposeraient-elles pas ?… En somme, La Psychologie de l'art est la matière première des Voix du silence. Si je l'ai publiée, c'est que je pouvais redevenir soldat, et un livre me paraissait plus sûr qu'un manuscrit : les manuscrits, il leur arrive des malheurs…

— Je suppose que vous faites allusion à la destruction, par la Gestapo de La Lutte avec l'ange, que nous déplorons tous ? Est-ce une œuvre décidément perdue ?

— Je suis en train de la refaire. Mais dix ans ont passé. La partie publiée, Les Noyers de l'Altenburg, est profondément modifiée, reprise sous une autre technique.

— Mais le reste ?

— Je crois qu'il n'en restera pas vingt pages.

— Sera-ce cependant le même roman ?

— Uniquement en ceci, que les nouvelles plantes sortent des mêmes graines. Il m'est impossible de raconter une deuxième fois une histoire dont je connais la fin. Mais peu importe. Les conflits qui animent les scènes les plus hautes de Dostoïevski, par exemple, sont si peu suscités par les personnages, ils leur sont si bien antérieurs que, dans l'un des carnets de L'Idiot, l'assassin n'est pas Rogogine, mais le prince Muichkine ! Dostoïevski avait besoin d'un assassin. Le reste pouvait changer. Ainsi certains romanciers sont-ils beaucoup moins mobilisés par ce qu'ils veulent raconter que par ce qu'ils veulent incarner.

— Une des pages des Voix du silence qui m'ont le plus frappé est celle où, parlant courageusement de l'importance de l'imitation en art, vous en donnez pour preuve que, presque toujours, une authentique vocation d'artiste s'éveille par le «choc» d'une grande œuvre qu'il voudrait refaire. Quel auteur produisit chez vous jadis cette secousse décisive ? Ne serait-ce pas ce Dostoïevski dont vous venez de parler.

— Vous savez, il est plus difficile qu'on ne le croit de connaître les influences qu'on a subies. J'ai admiré Nietzsche et Dostoïevski, Anatole France et Maurice Barrès, Gide, Claudel et Suarès; et comme tous les adolescents de ma génération, les poètes… Le tout premier choc, non, je ne le retrouve pas… Sans doute Hugo, comme tout le monde… Mais je me souviens de deux chocs d'adolescence très violents : Michel-Ange à Florence, et Michelet.

— La Renaissance et le 9 Thermidor… L'art et l'histoire…

— L'histoire a toujours joué pour moi un rôle considérable. Ces dernières années, les événements auxquels j'ai participé m'ont imposé constamment sa présence.

 

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Gabriel d’Aubarède