«Les Nouvelles Littéraires», 12 décembre 1968, n° 2151, p. 1 et 7. Hélène Parmelin : «Picasso déchaîné».

Les Nouvelles Littéraires, 12 décembre 1968, n° 2151, p. 1 et 7.

 

Hélène Parmelin

 

Picasso déchaîné

Entre le printemps et octobre, Picasso a fait quatre ou cinq gravures par jour. Il dit que (et certes…) «c'est un travail énorme».

Il y a toujours quelque chose de nouveau à dire sur Picasso. On dit. On écrit. On se contredit. Pas lui. Lui, ce qu'on dit ou ce qu'on ne dit pas, ça ne l'a jamais empêché de faire ce qu'il fait. Et pourtant il entend tout et lit tout. Le meilleur et le pire.

Il a même fait beaucoup plus de gravures (et de dessins, et en ce moment de toiles) que les 347 qui vont être exposées, à partir du 18 décembre, à la galerie Louise Leiris. Il a continué à graver depuis le moment où les gravures de l'exposition l'ont quitté. Il a travaillé comme jamais. Ses graveurs, les frères Crommelynck (fils de l'auteur du Coco magnifique) n'arrivent pas à «le suivre», disent-ils. Il va trop vite. Ils viennent chercher les planches. Ils ramènent le premier état, ils remportent un ou plusieurs cuivres, ils ramènent une ou deux gravures, ils remportent le deuxième état de l'une et le premier des autres, ils ramènent un autre état et remportent un nouveau cuivre. Ils montent et descendent la colline. L'un d'eux, chemin faisant, a laissé pousser une petite barbe. Un homme à barbe étrangement Crommelynck apparaît brusquement dans les gravures.

D'ailleurs elles grouillent de têtes que l'on croit reconnaître, qui ressemblent ou ne ressemblent pas à quelqu'un, on ne sait pas à qui, ou bien on sait à qui, ou bien on croit savoir. Dans une gravure, il y a deux lutteurs genre catch. Picasso regarde toujours les matchs de catch à la télévision. Elle lui envoie continuellement des images qui s'ajoutent dans la tête de Picasso à son monde d'idées. Un soir, il a vu des lions sur le petit écran. Sa femme entre – il est en train de travailler – et pousse un cri. Picasso avait sorti ses griffes, crispé ses doigts, «mimiqué» le rugissement. Avec une tête féroce de lion, il était en train de dessiner des lions.

Dans l'atelier, dans la pièce à côté de l'atelier, de grands cartons à dessins sont bourrés de gravures.

Presque chaque semaine cet été et cet automne, il y avait un nouveau carton plein quand nous arrivions, et jamais nous n'avons réussi à les regarder toutes. Au bout d'un carton, on était tellement crevés qu'on ne voyait plus rien. Car les amateurs d'estampes regardent avec intensité. Et ce sont en plus des gravures singulières. Elles se voient d'un coup d'œil, et puis il faut entrer en elles et se perdre dans le monde énorme de chacune. Il faut très longtemps pour regarder. Même les toutes petites où il n'y a qu'un seul personnage.

Je me souviens qu'un jour à Amsterdam, nous avons eu l'autorisation de regarder, un par un, dans une bibliothèque du musée des dessins de Rembrandt. Un par un et en les tenant dans la main. Avec, à côté de nous, un vigilant gardien destiné à empêcher les doigts de s'égarer sur les dessins. Il nous apportait sans cesse de nouveaux tas de dessins et de gravures. Moment extraordinaire. Pendant des heures. L'œil tendu, la tête ouverte, le cou en avant, le front écarquillé, craignant de perdre une seconde de ce temps d'or, le regard collé à ces petites feuilles et à ces traits durs et légers. Nous sommes sortis de là anéantis, liquidés, des loques, traînant la jambe, ivres de Rembrandt et tués par Rembrandt.

Picasso s'étonnait, au bout d'un ou deux cartons pleins, de nous voir sans yeux, sans voix, à ramasser à la cuillère, et incapables de dire quoi que ce soit. Il nous trouvait malingres. Lui qui les faisait.

C'est que nous regardions bien. Et en plus, pendant tout le temps que ça durait, les seules paroles échangées concernaient les personnages des gravures, exactement comme s'ils existaient. On imaginait ce qu'ils étaient en train de dire, ou ce qu'ils rêvaient de faire. Chacun a son caractère. Le naturel des attitudes confère aux traits une inouïe présence d'hommes. On finissait par parler comme des romans. Il se passait là un nombre d'histoires infini. Non seulement les gravures sont ce qu'elles sont, mais elles sont si chargées d'idées qu'il faut les lire longuement. Ces contraires des bandes dessinées et des épanchements lyriques de traits racontent des histoires riches et compliquées. Elles sont gorgées de vie.

Ces gravures n'ont pas de titres. Seulement des dates. Leur donner un nom les trahirait.

Elles n'ont pas non plus de thèmes, sinon d'éternels. Mais tout mélangés à d'autres, tout aussi éternels. A des mythes de Picasso et du monde. Elles sont un foisonnement de personnages non triés, non cloisonnés. Ces personnages jaillissent de la tête ou plutôt entrent dans le cuivre avec la spontanéité et le mélange et l'association des idées, avec la vivacité de la pensée, et avec l'accompagnement des foules qui, sous une forme ou sur une autre, ont hanté l'œuvre de Picasso.

Le cirque et le théâtre, les acteurs, les faunes, les nus, l'homme (ou la femme) au mouton et l'enfant au coq, et mille autres attitudes, réflexions et positions de l'homme, de la femme, de l'amour. Mais où reviennent sans cesse les figures majeures : l'incomparable nu, dans son déroulement insensé, avec les lignes et ses ombres et lumières de gravure serpentant et faisant jaillir toutes les rondes, folles, naturelles, énormes, fines, imprégnées de leur grâce ou de leur majesté, pointues, ouvertes, offertes, mais du haut de leur royauté sereine féminités. Où reviennent les paysans à grands chapeaux, contemplatifs ou en émoi visible, les seigneurs à la Rembrandt ou à la mousquetaire ou à l'espagnole, dans leurs pompeux, gracieux costumes à grands cols, avec des culottes et des cannes, des feutres, des plumes, des épées. Ou nus. L'amour a parfois son carquois et ses flèches, et il s'y laisse lui-même prendre. Les hommes sont de toujours et légion. Et il y a partout des Célestine, toutes noires et recroquevillées, aux aguets, jetant au visage des beaux visiteurs les plus insolentes et les plus évidentes des beautés nues.

Et puis partout et au milieu et en même temps, le Peintre, éternel modèle, son chevalet, sa palette, et son nu inatteignable. Dans l'atelier, comme toujours, les messieurs désinvoltes regardent.

L'écuyère s'envole sur sa girafe ou son cheval, la femme-poisson nage dans la piscine transparente du cirque, il y a trois chevaux au char, un duel sur le chemin, un enlèvement dans l'ombre, des paysages étranges. Et tout cela mélangé.

Mais les gravures n'ont rien à voir avec ces descriptions rognées. Ni le fait qu'il y ait, par exemple, un hibou sur le fauteuil de l'auteur, et une fontaine de Barcelone comme elle est, parce que quelqu'un a apporté à Picasso, d'Espagne, la reproduction d'une fontaine de Barcelone, qui est posée sur la table.

Il y a dans ces gravures tout un monde, comme dans le monde, comme dans les idées. Il y naît des personnages dont on ne sait rien, sinon qu'ils sont là et qu'ils existent, et qu'ils regardent. On en trouve de plus en plus en regardant. Entre les têtes il y a d'autres têtes. Entre les pieds. Et ils n'empêchent pas de jouer de la guitare solitaire, ni cette vieille Célestine dans un paysage, où une belle nue bondit en l'air, tous ses charmes en éventail, et que salue bien bas le gentilhomme, son chapeau à la main. Les seins tournent comme des manèges, arrivent un polichinelle, un clown, un seigneur, un cavalier, un trapéziste, et des peintres, des peintres, des peintres.

La gravure a des ombres et des lumières, des gris et des éclats, des blancheurs insensées et des noirs de velours, des noirs lumineux et des blancs sourds. Elle est gravure, avec son mode de vie spécial.

Et son monde libre et spécial. Car elle ne trie pas. Elle laisse entrer qui veut. On la lit. On la suit. Elle va de tête en tête, de découverte en découverte de personnages. On la fouille sur toute sa surface souvent pleine à craquer. Et on s'aperçoit que tous les personnages ont un caractère, une histoire en eux, une expression du corps et des visages qui leur donne une existence avec une personnalité. On se surprend à en parler, en les regardant, comme des êtres vivants, des interlocuteurs, des foules à visages personnalisés.

La gravure s'ouvre toute grande au monde entier. La toile sélectionne davantage, compose davantage, elle laisse rarement entrer à la fois ce faune membru, ce cavalier, cette belle, ce peintre, cet homme, ce cheval avec sa femme envolée dessus. La toile filtre et se cantonne. Pourquoi ?

 

Et voilà Picasso qui revient de l'atelier, une plaque de cuivre toute petite dans le creux de la main. Il montre une tête grande comme un demi-ongle, avec ses mille caractéristiques de tête et son caractère. Et il s'étonne qu'on puisse faire tant de choses dans un espace si minuscule. Il dit qu'il faut le faire…

Ces quelques mois, il a donc travaillé comme un géant. Les peintres en général sont des travailleurs énormes. Mais Picasso bat tous les records. Cette montagne de gravure existe et il sait le travail inouï qu'elle représente. C'est même le seul point sur lequel il insiste.

Pour le reste, on parle des habitants de la gravure comme s'ils étaient assis avec nous, avec leur incohérence totale et leur agencement naturel et cohérent dans le monde. Dans leur univers, se tiennent les coudes tous ceux qui font les rêves et tous ceux qui font la vie et l'amour, tous ceux qui, de par la réalité, de par la femme adorée et vendue, reine et livrée et consentante, inaccessible, de par l'homme tout court, de par la chèvre et le hibou, le mouton et l'oiseau, vivent, tout simplement, en Picasso et par lui.

Il a fait aussi en même temps plein de dessins. Par exemple. Il va en chercher un. Et il demande ce que Raphaël portait sur sa tête. Un béret ?… Pourquoi ?…

Le dessin, c'est un homme et une femme qui font l'amour. Mais comme l'homme est un peintre, il a naturellement la palette dans une main, et le pinceau dans l'autre. «C'est Raphaël», dit Picasso. Il y a une tête sous le lit. «C'est Michel-Ange». On sonne. Ce sont les frères Crommelynck. Ils viennent apporter des tirages et chercher des planches et ainsi de suite.

On parle toujours de «Picasso et les femmes». Pourquoi jamais Picasso et les hommes ? Il a beaucoup d'amis. Et d'amies. Josette (Juan) Gris vient déjeuner, comme tous les mercredis. «Ça fait plus de quarante ans qu'on s'aime», dit-elle.

Dans une rue de Cannes, un peintre qui dessine dans les cafés passe, son carton sous le bras. Il ne voit pas Picasso. Il se cogne dans Jacqueline et dit :

«Oh ! pardon.»

Et aussitôt :

«Madame, vous ne voulez pas que je fasse votre portrait ?»

Elle répond en riant :

«Merci beaucoup, mais c'est déjà fait…»

Et à ce moment Picasso apparaît derrière elle et le peintre le reconnaît. Il pose son carton par terre, et se jette dans ses bras. Longue accolade à l'espagnole. Ils ne se connaissent pas. Mais ce sont des peintres. En rentrant, Picasso déclare que c'est ça son rêve, ça qu'il voudrait faire : aller aux terrasses des cafés et faire la tête de tous ceux qui veulent. On se moque et il se fâche. Il dit qu'il voudrait sérieusement…Alors arrivent les frères Crommelynck, et l'histoire continue. Enfermé avec sa montagne de cuivre.

Non. Il est impossible à qui existe un peu de se promener à travers cette invention en armes, cette recherche violente, cette avant-garde sans cesse contestée, cet amour des hommes et de l'amour, ce drame de la création perpétuellement renouvelée, en adoptant le regard solennel des penseurs d'aujourd'hui, qui vont marchant au pas dans les autoroutes des avant-gardes officielles, s'efforçant de placer toute une charge d'idées dans le petit bout de métal de la réalité.

J'admire donc une fois de plus les hommes à livres et à robes de juges, en train de cogiter vachement (c'est bien le cas de le dire) à propos de Picasso, et qui lui mettent des notes au-dessous de la moyenne (tout en faisant quand même le sujet de leur œuvre…). Picasso, ils contestent. C'est ce qu'il faut. Ça prouve. Mais comme dirait André Fermigier : «Qu'est-ce qu'il leur faut ?»


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