Roger Judrin, «Le vieillard qui était fou de peinture», Lausanne, «La Guilde du Livre», janvier 1956, p. 23-24.

 

Roger Judrin, «Le vieillard qui était fou de peinture», La Guilde du Livre,  janvier 1956, p. 23-24.

 

Ce texte est l'une des sources possibles à l'épigraphe de La Corde et les Souris. Dans le même numéro des cahiers de La Guilde du livre, est publié un extrait de la préface que Malraux a donnée à Israël (1956).

 

C'est un beau spectacle que celui d'un homme qui devient plus jeune à mesure qu'il vieillit. Hokusaï, dès l'enfance, peignit bien; octogénaire, il sentit qu'il commençait à savoir peindre. Son père avait fait des miroirs; il ne fut lui-même illustre que pour avoir refusé d'être un miroir. Car la faiblesse de l'art japonais, c'est l'exactitude dans la mignardise. Les daims ont la patte trop jolie; les sages ont la barbe trop sage. Ne confondons pas l'habileté du génie avec le génie de l'habileté. On contait, par exemple, qu'un maître du pinceau, nommé Bateau de Neige, allait être pendu, lorsque, du bout du pied, il traça sur la terre des rats tout crachés et des souris vraies qui, rongeant les liens, sauvèrent le filou. Voilà de quelle illusion il fallait réveiller le Japon. Hokusaï ne donnait au métier que de quoi porter le caprice; la main n'enchaîne pas l'imagination, la liberté n'abuse pas de ses ailes. Le solide s'accommode du mystère comme ce Mont-Fuji qui, pour nous toucher, s'habille de cigognes et de parasols ou de la colère blanche et bleue d'un flot qui gobe des barques longues. Hokusaï n'est pas de ceux qui s'amusent à l'éventail et à poser des iris sur la soie. Aussi fut-il moins admiré dans son pays que dans le nôtre. On voulait, là-bas, des bêtes qui pensaient et des sourires endormis sur le lotus; comme ailleurs on aimait, dans les tableaux, l'argent qu'ils coûtaient. Les rouleaux enluminés avaient ressemblé longtemps à des confidences. Il était de l'essence des feuilles précieuses qu'elles fussent une communication de l'amitié. On dérobait les couleurs comme, en Afrique, on voile les femmes. Soudain, l'estampe allait profaner cette espèce d'écriture sacrée. On grava des images dans le bois; on en tira d'abord trois planches dont la seconde était rougeâtre et la troisième verte. On pressait alors le papier sur chacune d'elles avant qu'on eût réduit la besogne à une heureuse simplicité qui enrichit la palette par contrecoup. Le genre était déjà gâté par les ruses trop délicates d'Utamaro lorsque parut Hokusaï. Il s'instruisit dans trente mille dessins. Il se chercha dans les ponts, dans les collines, dans les cascades. Il croissait en fidélité pourvu qu'elle consistât dans le mouvement, dans le choix, dans la gloire fugitive d'une lanterne ou d'une sauterelle. Il arrive qu'une inscription, moins étrangère à la toile qu'elle ne l'est chez nous, puisqu'au Japon la lettre encore est parente, mette dans un casque un prunier en fleur et une culbute dans un cerf-volant. Pour moi, j'aime mieux que le peintre seul multiplie le peintre et que le second coup d'œil sorte du premier. Hokusaï dirait moins bien ce qu'il dit s'il ne disait autre chose que ce qu'il dit. Nul art n'est plus net ni plus sourd aussi. Ces canards, ces lapins, cette carpe, ne sont des objets ni des faibles; l'œil ne les épuise pas, ils ne sont pas du tout les étuis des idées. Le signe, quand il est admirable, réunit en un seul point les forces de l'attention et, toutefois, dans le même moment, il laisse une sibylle sous le rideau. Les Grecs disaient qu'Alexandre avait fait buriner sur son bouclier l'ébauche de la future Alexandrie. Je feuillette à genoux ces crayons et ces lavis d'Hokusaï où le plus périssable est le mieux gardé, où la pétulance des lutteurs, la courte surprise des femmes dans leur bain, sont comme du feu dans la férule de Prométhée. C'est une allégresse qui tient du larcin; on croirait que l'œuf y est plus mûr que le poussin. D'où vient que la pointe d'un trait sur la pointe d'une pirouette est à la fois pleine de malice et de beauté ? L'exercice, et davantage s'il est violent, paraît ridicule; les bateleurs se cachent pour endurcir leurs corps à la fatigue et les musiciens dérobent leurs gammes au public jusqu'à ce que la récompense efface la peine. Mais le croquis peut exprimer la perfection de ce qui n'est pas achevé et surmonter ainsi, par l'aisance de la manière, son propre risque. La comédie dessinée n'est point l'autre; son indiscrétion est particulière, pourvu qu'elle ne s'aide jamais de la parole et qu'elle repousse les facilités de la charge. Hokusaï fait son miel des grâces perdues de la rue; il est l'un des chiffonniers de l'éternité.


Téléchargement.