Image of L/1930.11.08 — Extrait (préoriginal) de «La Voie royale», «Chantecler», 8 novembre 1930.

L/1930.11.08 — Extrait (préoriginal) de «La Voie royale», «Chantecler», 8 novembre 1930.

La Voie royale

 

Ainsi, André Malraux, l'auteur des Conquérants, trace, depuis ses débuts, et déjà avec Tentation de l'Occident, une ligne très sûre, marquée avec une force qui l'a classé parmi les plus grands écrivains de sa génération.

Le conflit entre les hommes modernes venus de l'Occident et les adhésions qui se proposent à eux, a pour décor cet Extrême-Orient pays de l'aventure.

Mais ce décor, la forêt profonde, immense, où pourrissent sous la végétation indomptable, les ruines d'une civilisation à laquelle les aventuriers tentent d'arracher quelques débris précieux, ce décor est aussi l'acteur angoissant, tragique, l'ennemi multiple partout caché, personnage principal de cette initiation.

Les hommes, les aventuriers, et principalement le chef, Perken, opposent à cet ennemi masqué la figure la plus curieuse, la plus violente, de l'énergie livrée à elle-même sans but précis et vouée au stérile exercice de sa force.

La tentative de l'arrachement d'un bas-relief, la course sur le mur ruiné, mangé de végétation, la découverte de Grabot, la lutte contre les sauvages, composent des chapitres d'une puissance d'évocation, d'une intensité incomparables.

Mais la Mort que les aventuriers sont venus provoquer dans son domaine le plus réservé, sur cette voie royale, où elle règne dans son plus complet épanouissement, finit par vaincre les hommes, imprudemment dressés contre elle.

*

Plus de villages : à l'horizon, les premières des montagnes dont Perken attendait sa délivrance; en bas, la rivière. A la surface de la forêt, le vol lourd des oiseaux et des papillons glissait avec indifférence, en reflet; mais devant les Moïs que la colonne rabattait jusqu'à l'horizon, les petits animaux, les singes surtout, fuyaient avec une panique d'incendie. Ils passaient la rivière par centaines, semblables à des tourbillons de feuilles lorsqu'ils arrivaient, à des chats lorsqu'ils s'arrêtaient au bord, la queue en l'air. Un gros s'agitait au milieu de l'eau, sur une pierre sans doute : à la jumelle, Claude le voyait très distinctement occupé à arracher de son dos, avec un air de chien mouillé, les petits qui s'y cramponnaient. Sur l'autre rive, ils disparaissaient en coup de vent dans des claquements de branches, et leur fuite apparue entre les deux rives de la forêt reliait l'eau éblouissante à la grande courbe de l'exode des tribus.

Les feux, allumés maintenant toute la journée, tendaient sur les pentes des écharpes de fumée; même la grande lumière de midi en ce moment, ne les résorbait pas; elles avançaient peu à peu à mi-chemin des montagnes, vers le sentier que suivaient les blancs, sans le moindre vent : une avance humaine, comme le piétinement assourdi d'une armée. La fumée de chaque nouveau feu, plus menaçante que la précédente par sa position, montant verticalement épaisse, avant que son panache désagrégé ne rejoignît l'écharpe : et Claude regardait à un kilomètre en avant, angoissé, attendant qu'une nouvelle fumée montât, comme un tour de clef dans une serrure.

— Celle-ci va devenir un feu. Encore une et nous ne passons plus. 

Perken ne rouvrait pas les yeux.

— Il y a des moments où j'ai l'impression que cette histoire n'a aucun intérêt, dit-il comme pour lui-même, entre ses dents.

— D'être coupé ?

— Non : la mort.

Au-delà des montagnes, le territoire de Perken défendu par elle, écrasé par la solitude de ses crêtes sans feu. De l'autre côté, le chemin de fer. Que Perken mourût, Claude serait rejeté aux bas-reliefs qui l'attendaient; jamais les Stiengs seuls n'oseraient attaquer la ligne.

Libéré depuis plus d'une heure des moustiques, Perken plongeait dans l'hébétude. Tout ce qu'il avait pensé de la vie se décomposait sous la fièvre comme un corps dans la terre; un cahot plus brutal le ramenait à la surface de la vie. Il y revenait, en cette seconde, tiré vers la conscience par la phrase de Claude et le mouvement en avant de la charrette, qu'il ne pouvait séparer; si faible qu'il ne reconnaissait pas ses sensations, que cet intolérable réveil le rejetait à la fois dans une vie qu'il voulait fuir et en lui-même qu'il voulait retrouver. Appliquer sa pensée à quelque chose ! il essaya de se soulever pour regarder le nouveau feu, mais avant qu'il n'eût bougé, une mine sauta, loin devant lui : la terre retomba avec un grand mouvement mou. Les chiens des Moïs commencèrent à hurler.

— Il n'y a que la colonne qui compte, Claude. Tant que le chemin de fer ne sera pas terminé, on pourra l'atteindre. Toutes les communications sont en profondeur : il faudrait les couper assez loin en arrière, isoler la tête de ligne, saisir les armes… Ça n'est pas impossible… Pourvu que j'arrive ! Saloperie de fièvre… Quand j'en sors, je voudrais au moins… Claude ?

— Je t'écoute, voyons.

— Il faut que ma mort au moins les oblige à être libres.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ?

— C'est encore exister…

— Tu ne souffres de nouveau plus ?

— Sauf aux cahots trop durs. Mais je suis trop faible pour que ce soit naturel… Ça va recommencer…

Il regarda la cime des montagnes, puis la colline où la mine venait de sauter, et pris ses jumelles. Pour les fixer, il dut s'appuyer sur le bois de la charrette; sa tête ballottait de droite et de gauche; enfin il l'immobilisa.

«Maintenant, je ne pourrais même plus tirer… »

Là-haut, les buffles apportaient les traverses que les Siamois faisaient basculer et repartaient avec une sûreté de machine tournant autour de la dernière comme Grabot dans sa case. Chaque traverse qui tombait sans le moindre son comme dans une autre planète, retentissait dans son genou. Ce n'était pas seulement sur ses espoirs, mais sur son vrai cadavre, sur les yeux pourris, sur ses oreilles mangées par la terre, que passerait cette ligne qui avançait en bélier vers les montagnes de l'horizon. Ces chutes de bois sonore qui ne lui parvenaient pas, il les entendait, de seconde en seconde, dans les battements de son sang; il savait à la fois que, chez lui, il guérirait, et qu'il allait mourir, que sur la grappe d'espoirs qu'il était, le monde se refermerait, bouclé par ce chemin de fer comme par une corde de prisonnier; que rien dans l'univers, jamais, ne compenserait plus ses souffrances passées ni ses souffrances présentes : être un homme, plus absurde encore qu'être un mourant… De plus en plus nombreuses, immenses et verticales dans la fournaise de midi, les fumées des Moïs fermaient l'horizon comme une gigantesque grille : chaleur, fièvre, charrette, aboiements, ces traverses jetées là-bas comme des pelletées sur son corps, se confondaient avec cette grille de fumées et la puissance de la forêt, avec la mort même, dans un emprisonnement surhumain, sans espoir. Les chiens maintenant hurlaient d'un bout à l'autre de la vallée; d'autres, derrière les collines, répondaient; les cris emplissaient la forêt jusqu'à l'horizon, comblant de leur profusion les espaces libres entre les fumées. Prisonnier, encore enfermé dans le monde des hommes comme dans un souterrain, avec ces menaces, ces feux, cette absurdité semblable aux animaux des caves. A côté de lui, Claude qui allait vivre, qui croyait à la vie comme d'autres croient que les bourreaux qui vous torturent sont des hommes : haïssable. Seul. Seul avec la fièvre qui le parcourait de la tête au genou, et cette chose fidèle posée sur sa cuisse : sa main.

Il l'avait vue plusieurs fois ainsi, depuis quelques jours : libre, séparée de lui. Là, calme sur sa cuisse, elle le regardait, elle l'accompagnait dans cette région de solitude où il plongeait avec une sensation d'eau chaude sur toute la peau. Il revient à la surface une seconde, se souvint que les mains se crispent quand l'agonie commence. Il en était sûr. Dans cette fuite vers un monde aussi élémentaire que celui de la forêt, une conscience atroce demeurait : cette main était là, blanche, fascinante, avec ses doigts plus hauts que la paume lourde, ses ongles accrochés aux fils de la culotte comme les araignées suspendues à leurs toiles par le bout de leurs pattes sur les feuilles chaudes; devant lui dans le monde informe où il se débattait, ainsi que les autres dans les profondeurs gluantes. Non pas énorme : simple, naturelle, mais vivante comme un œil. La mort, c'était elle.


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