BANGLADESH • Malraux : les faits, les textes – notice

Les faits, les textes

 

12-13 novembre 1970

Le cyclone Bhola ravage le Bengale. Les gouvernements pakistanais local et national sont incapables de gérer les conséquences de la catastrophe.

Décembre 1970

La Ligue Awami dirigée par le Sheikh Mujibur Rahman (parti nationaliste bengali) remporte les élections nationales et locales : il obtient 160 sièges contre 81 pour le parti gouvernemental pakistanais (le parlement national compte 300 sièges) et 160 sièges sur 162 au parlement local. Mujibur Rahman exige de former le gouvernement. Le Pakistan refuse de reconnaître les résultats des élections.

25 mars 1971

Le Sheikh Mujibur Rahman est arrêté par les forces pakistanaises alors qu’il s’était rendu à des pourparlers organisés par le pouvoir central (maréchal Yahya Kahn et Ali Bhutto).

26 mars 1971

Au nom de Mujibur Rahmam, un officier rebelle bengali proclame l’indépendance du Bangladesh.

L’armée pakistanaise prend le contrôle de sa province orientale. C’est le début de la guerre civile.

L’armée pakistanaise contrôle les villes, les universités et les médias. Elle commettra d’innombrables exactions sur des civils : intellectuels, hindous et politiciens emprisonnés arbitrairement, torturés, assassinés, femmes violées. La guerre durera neuf mois et se soldera par 3 millions de morts du côté du Bengale et près de 10 millions de réfugiés en Inde.

L’Inde, qui se déclare solitaire des Bengalis (elle commence à accueillir sur son sol ces millions de réfugiés), concentre des troupes sur la frontière du Cachemire. Le pays soutient les indépendantistes, mais Indira Gandhi observe une prudente réserve et ne reconnaît pas le gouvernement provisoire bengali installé à Calcutta. C’est que le Pakistan est soutenu par la Chine et les Etats-Unis.

Malgré les fermes protestations d’Amnesty International, l’opinion occidentale tarde à comprendre l’enjeu du conflit et reste majoritairement indifférente.


9 août 1971

Malraux écrit à son ami indien Raja Rao : «Pour des raisons graves, je voudrais savoir ce que vous pensez du Bengale […]. La question précise est : il semble que la cause vaille qu’on meure pour elle. Oui, ou non ?» (Lettre citée par Michaël de Saint Cheron, Malraux, le ministre de la fraternité culturelle, 2009, p.107-108.)

Raja Rao consulte Indira Gandhi et lui propose d’accepter l’offre de Malraux. Il répond à son ami : «Je répète que vous êtes le seul homme sur terre qui puisse dire sur le Bengale quelque chose qui sera écouté par tout le monde en Orient et en Occident.» (Idem, p. 108.)

Le même jour, l’Inde signe avec l’URSS un traité d’amitié, de coopération et d’assistance, destiné à faire contrepoids à l’appui des Etats-Unis et de la Chine dont bénéficie le Pakistan.

17 septembre 1971

Europe n° 1 annonce qu’André Malraux va présider une commission de préparation de la Conférence internationale du Bangladesh. Malraux est prêt d’autre part à prendre la tête d’une légion de volontaires qui lutteraient pour l’indépendance du pays soumis aux pires atrocités.

L’annonce et le projet de Malraux sont alors partout commentés. Patrice Hovald, journaliste à L’Alsace de Mulhouse, avait parmi les premiers en France (avec Marie-France Schmidlin) tenté d’alerter l’opinion publique. Son journal avait lancé une campagne d’aide aux Bengalis très éprouvés. Il notera à propos de Malraux : «Cette conscience [du massacre du Pakistan oriental] […], c’est lui qui la provoqua.» (Toutes ces années et Malraux, 1978, p. 23.) 

Dans L’Express, Georges Henein publie aussitôt le bref article intitulé «Le choix royal» que voici :

«Que vient faire là-dedans André Malraux ? Il ne cède pas à une tentation, il obéit à un tropisme. L’Europe, qui compte ses sous, l’Europe, qui dort mal à cause du dollar, ne voit pas les dimensions de cet affrontement aujourd’hui fractionné en mille guérillas obscures. Parce que les convulsions des masses de l’Asie sont encore lentes, elle ne voit pas le séisme qui peut en résulter. Ni que de grandes nations, comme l’Inde et le Pakistan, pourront chavirer dans l’inconnu. Le chef du Pakistan, le général Yahya Khan lui-même, prend peur, et aurait admis l’idée de négocier avec son prisonnier, Mujibur Rahman, porte-drapeau de la sécession bengali. Mais sans doute Yahya Khan comprend-il qu’il est trop tard. / Car le drame du Bengale n’est pas un accident. Il est un chapitre charnière de l’Histoire contemporaine. Et le Bengale, à cheval sur deux pays, est un réservoir de gueux que le destin ne laissera pas inemployés. Le centre du monde oscille comme la petite boule de la roulette. Et Malraux se serait pas surpris qu’elle retombe sur l’Asie.»

Dans Le Monde, Robert Escarpit écrit ce petit billet d’humeur : «Il ne faut pas sourire de l’initiative d’André Malraux, même si elle paraît un peu farfelue. Farfelu est d’ailleurs un mot qui, si je me trompe, a été lancé jadis par Malraux lui-même, et il ne veut pas dire fou, bien au contraire. / Est-ce si fou de retrouver à soixante-dix ans les engagements de sa jeunesse ? Est-ce si fou de vouloir, au risque précisément de faire sourire, donner à un peuple opprimé autre chose que de pieuses et éphémères pensées ?» (Le Monde, 19-20 septembre 1971, p. 1.)

Brigitte Friang, qui devait accompagner Malraux au Bangladesh, écrira à propos de ce projet :

«Ou peut-être Malraux espérait-il retrouver, plus que l’Espagne où sa guerre avait été aérienne, sa brigade Alsace-Lorraine lorsqu’il avait promené avec acharnement son petit béret noir et sa canadienne aux points les plus rudes des engagements, afin de souder hommes et officiers à sa bannière dans cette égalité de chances qu’évoque André Chamson, ou de sculpter sa légende comme le soupçonne son ami écrivain et compagnon de combats, mais me semble-t-il, d’abord par esthétisme. / Néanmoins le Malraux de la campagne de France avait 43 ans. Le Malraux du Bengla-Desh en aurait 70, mais usé par des nerfs trop vibrants depuis trop d’année, par un esprit sans repos trop sollicité par trop d’intérêt, par trop de nuits arrachées au quotidien pour la conduite de son oeuvre, avec, depuis trop longtemps, petites pilules pour s’empêcher de dormir le soir, puis petites pilules pour se réveiller le matin, le tout sans s’astreindre à ne pas boire d’alcool.» (Un autre Malraux, 1977, p. 109-110.)

«Consciemment ou pas, comment savoir, ce n’était pas exactement le genre de question facile à poser, Malraux ne souhaitait-il pas une mort tragique qui eût scellé, dans la gloire et le sang, son fulgurant parcours plus que tout autre scandé par les chants funèbres des morts arbitraires. Mort peu commune de son grand-père s’ouvrant le front d’un écart d’une hache double, suicide de son père, mort de son frère déporté Roland sur un bagne flottant de la Baltique, bombardé par les Alliés, mort de son dernier frère Claude fusillé par les Allemands, mort de Josette Clotis, la mère de ses deux fils, les jambes coupées par un train de la libération, mort des deux jeunes garçons dans un accident de voiture. Et pour finir, mort sans doute davantage banale de Louise de Vilmorin, mais avec qui il entamait une autre vie, et peut-être à cause d’une grippe soignée avec trop d’énergie de peur de manquer un séjour à la Mamounia. / Et s’étant persuadé qu’il courait à la mort à laquelle son esprit aspirait esthétiquement, alerté par un indéniable délabrement physique, n’était-ce pas un sursaut, un recul animal devant cette mort qui le retint, grandit les obstacles sur le chemin de New Delhi.» (Idem, p. 112-113.)

Parmi ceux qui répondront à l’appel de Malraux figure en bonne place le jeune normalien Bernard-Henri Lévy qui gagnera le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh pour Combat – et qui participera à des opérations militaires aux côtés des rebelles bengalis. Voir «1971 : dans la guerre de Bangladesh», par Arif Jamal sur le site dédié à BHL.

20 septembre 1971

Une lettre de Malraux est publiée par la presse qui annonce son intention lutter auprès des Bengalis ou de se rendre à l’ONU. Le lettre est adressée à «un ami diplomate indien».

J’ai répondu directement à notre ami Narayan et je crois que nous avons échangé, vous et moi, ce qui peut être dit de sérieux sur cette question.
Je ne suis pas d’accord avec ce projet de conférence. Je ne suis pas d’accord avec. Il ne servira qu’à donner bonne conscience à des intellectuels qui écriront des articles pendant que le Pakistan mettra ses chars en place. Le Bengale n’est pas nécessairement un pays de résistance non violente. Il peut être, il doit être un pays de résistance.
Les conférences étaient importantes il y a trente ans. Elles ne le sont plus.
Ne parleront sérieusement au nom du Bengale que les intellectuels qui combattront pour lui. J’ai, vous le savez, une expérience militaire qui n’appartient guère aux écrivains.
Je suis prêt à prendre un commandement militaire au Bengale sous la direction bengali, évidemment, ou, à la rigueur, à parler pour le Bengale à l’ONU, car ce ne serait possible qu’en liaison avec l’Inde, puisque j’ai quitté le gouvernement français avec le général de Gaulle.
Ce n’est pas facile, ce n’est pas insurmontable.
Tout autre action me semble vaine.

18 octobre 1971

Après s’être rendue à Londres chez le Premier Ministre Edward Heath et à Washington chez le Président Nixon, Indira Gandhi est à Paris. Elle rencontre André Malraux qui traverse une grave crise morale et physique. En témoignent la déclaration qu’il prononça alors devant la presse, l’embarras de Mme Gandhi et la perplexité de l’ambassadeur de l’Inde.

 

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 18 octobre, à l’ambassade de l’Inde à Paris

 

Indira Gandhi demande expressément à Malraux de ne pas agir, le privant ainsi de cette forme de suicide auquel il avait aspiré durant cette année terrible. 

Néanmoins, Malraux maintient le projet vague d’arriver au Bangladesh le 15 décembre avec les volontaires qui se sont associés à lui. (Sophie de Vilmorin, Aimer encore, 1999, p. 78.) 

 

25 octobre 1971

Le Pakistan lance l’opération Searchlight qui dévaste le pays et qui commet les pires atrocités.

3 décembre 1971

L’aviation pakistanaise attaque des bases aériennes indiennes. L’Inde entre aussitôt en guerre aux côtés des Bengalis. 

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Le même jour, à Orly, un jeune homme immobilise un Boeing de la Pakistan Airlines en exigeant qu’on achemine des médicaments aux Bengalis. Il se nomme Jean Kay et est rapidement arrêté.

16 décembre 1971

La troisième guerre indo-pakistanaise s’achève par la victoire de l’Inde et le cessez-le-feu.

17 décembre 1971

Le Bangladesh proclame son indépendance.

 

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18 décembre 1971

Malraux publie dans Le Figaro cette «Lettre ouverte à M. Nixon» :

Donc, Monsieur le Président, lorsque les millions de réfugiés du Bengale vont peut-être rentrer chez eux, vous terminez votre lettre à l’Inde, disent vos agences, en rappelant qu’une alliance lie au Pakistan la plus grande puissance du monde – et les mêmes agences annoncent que des bateaux de guerre américains se dirigent vers le golfe du Bengale.
Si vous êtes lié à ce point au maréchal Yahya Khan, pourquoi ne lui avez-vous pas donné naguère quelques conseils ? Je connais un peu votre pays. Il n’aime pas du tout que l’on envoie en prison les vainqueurs des élections (ni même les vaincus). Il n’aime pas du tout que ses alliés balayent, vers un pays voisin et pauvre, dix millions de réfugiés. La charité n’y change rien : on peut  faire l’aumône aux cadavres.
Même si votre porte-avions menaçait Calcutta, les Etats-Unis n’accepteraient pas de se battre contre ces foules d’agonisants. Alors ? Quand la plus puissante armée du monde, la vôtre, n’est pas venue à bout des va-nu-pieds du Vietnam, croyez-vous que l’armée d’Islamabad (qui n’est pas rien, d’ailleurs) reprendra un pays enragé par son indépendance, et qui se bat à 1.800 kilomètres ?
Il est grand dommage que les agences nous parlent de ces choses comme s’il s’agissait de renvoyer les combattants dos-à-dos. Le dos des combattants du Bengale, c’est la mort. Mais pour que nul ne comprenne plus rien aux causes d’une guerre, il suffit d’attendre.
Vous savez peut-être qu’avant l’entrée en jeu de l’Inde (je vous rappelle au passage qu’elle est entrée en jeu après le bombardement de huit de ses aérodromes) quelques-uns d’entre nous avaient l’intention d’apporter leur aide militaire au Bengale libre. Cent cinquante officiers supérieurs, ce n’était pas mal : en employant la méthode cantonaise, mille en un an. Nous devions partir le 15, et ne recevons aucune nouvelle. Je pense donc que l’on n’a plus besoin de nous. Et nous n’avons pas l’outrecuidance de comparer une Légion étrangère à une armée d’un million d’hommes. Mais enfin, quand le Pakistan n’avait pas encore contraint l’Inde à la guerre, l’aide que nous pouvions apporter au Bengale libre comptait. Car à part nous, qui donc était prêt à la lui apporter ?
Mes camarades de combat ne pensaient pas que leur interminables files des agonisants du Bengale (dirai-je libre ?) étaient logés à la même enseigne que leurs bourreaux. Puisque vous parlez de votre alliance, parlons-en, pendant  qu’il en est encore temps. Que s’est-il passé, noir sur blanc, bien avait l’entrée en jeu de la Chine et de l’Union Soviétique, voire avant la vôtre ?
Des élections avaient eu lieu au Bengale. Le Pakistan attendait un succès. Il fut battu : ses adversaires conquirent 167 sièges sur 169. Là-dessus, il fit incarcérer le chef de l’opposition, Sheikh Mujibur Rahman – lequel, vaguement non violent, attendit avec patience chez lui que les Pakistanais vinssent l’arrêter, pour lui enseigner la démocratie.
Oui ou non ? C’est exactement comme si un candidat à la présidence de la République américaine battu, faisait emprisonner son rival vainqueur. En ce temps, qui n’est pas loin, qu’avez-vous fait de votre alliance ? Elle a constaté l’emprisonnement de ce malheureux – et, si je ne m’abuse, elle le constate encore. En somme, c’était une alliance patiente.
Patiente jusqu’à la fuite hagarde de dix millions d’êtres ravagés par la faim et par le désespoir.
Donc, les Pakistanais égorgent les chefs de l’opposition. D’où la terreur, d’où la fuite éperdue des foules hindoues du Bengale – et même d’un certain nombre de musulmans. «C’est la guerre», commence-t-on à dire; il reste que l’Inde venait d’accueillir dix millions de réfugiés terrifiés par le Pakistan, alors que le Pakistan n’avait pas accueilli un seul musulman terrifié par l’Inde, vînt-il du Cachemire. Monsieur le Président, je souhaite que chaque Américain vous demande : « – Au nom de quoi combattrions-nous ?»  Si tout allait bien au Bengale pakistanais, pourquoi cette épouvante qui a chassé vers l’Inde une population plus nombreuse que celle de la Belgique ? On nous dit que Madame Gandhi n’a pas de bonnes raisons; du moins ses camps ont-ils d’assez bons martyrs. Et ce n’est pas dans ses prisons que se trouve Sheikh Mijibur Rahman (à propos, si vous conseilliez à votre allié de le libérer ?)
Vous vous souvenez de notre conversation avec le général de Gaulle. Vous veniez d’atteindre le pouvoir, et vous m’aviez fait l’honneur de me parler de politique américaine. Je vous avais dit :  « – Les Etats-Unis sont le premier pays devenu le plus puissant du monde sans l’avoir cherché. Alexandre voulait être Alexandre. César voulait être César; vous n’avez pas du tout voulu être les maîtres du monde. Mais vous ne pouvez pas vous payer le luxe de l’être distraitement.»
Envoyer des porte-avions dans le golfe du Bengale lorsque le destin du monde est en jeu, ce n’est pas une politique, c’est une survivance. Vous allez essayer d’établir avec la Chine un dialogue que les Etats-Unis ont différé pendant vingt ans : l’ancien dialogue du pays le plus riche du monde avec le pays le plus pauvre. Pour le Bengale libre, puissiez-vous ne pas attendre vingt ans avant de vous souvenir qu’il ne convient pas que le pays de la Déclaration de l’Indépendance écrase la misère en train de lutter pour sa propre indépendance. Je ne crois pas que votre illustre statue voie passer avec joie, sur les écrans de télévision, ces foules hallucinées qui se souviennent parfois de ce qui s’appela jadis la liberté. Car ce que je dis aujourd’hui, ce n’est pas moi qui devrais le dire: c’est vous.
Je vous prie de croire, Monsieur le Président, aux assurances de ma haute considération.»
André MALRAUX
 
presse
 
Dessin de presse de 1971 sur le rôle des Etats-Unis
au moment de la guerre de Libération du Bangladesh
 

1er janvier 1972

Malraux donne une préface à How Pakistan violated human rights in Bangladesh. Il s’agit d’un recueil de témoignages publié par le ministère des Affaires étrangères de l’Union indienne. La préface de Malraux est  donnée en anglais puis en français. Voici le texte de Malraux :

Je voudrais que ces pages ne fussent pas seulement un recueil de témoignages. Les hommes de ma génération sont suffisamment connu l’atroce pour n’en être, hélas, plus étonnés. Et l’humanité est telle qu’à l’atroce, il est rare qu’on ne puisse répondre par l’atroce.
Mais depuis des années, l’atroce, à son origine, est banalement et affreusement politique.
On veut donc nous convaincre que le problème du Bangladesh, à son origine, l’est aussi.
On ment.
Les stratèges de l’illusion nous ont beaucoup expliqué qu’il s’agissait de l’affrontement de la Chine (plus les Etats-Unis, peu importe) et de l’Union soviétique.
Je sais bien qu’un problème politique existait depuis la partition. L’Empire britannique jugeait qu’elle seule pouvoir assurer le départ des Anglais : et il avait conçu un vaste encerclement de l’Arabie (Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan) que les Etats-Unis reprirent à leur compte. C’était aussi l’encerclement de l’Inde, d’où la politique de non-encerclement de Nehru. Gandhi n’avait pas pour rien proclamé le danger de la partition. Qu’on nous laisse en paix avec la Chine : cette fois, qu’a-t-elle fait sinon des discours ?
Mais enfin, si le maréchal Yahya Khan n’avait pas décidé d’exterminer les Bengalis, et s’il n’y avait pas envoyé ses avions bombarder les aérodromes indiens, quel serait le rôle de la Chine, des Etats-Unis, de l’Union soviétique, dans cette affaire ? Chaque ambassadeur aurait défendu son pays, selon l’usage. L’ambassadeur du Pakistan en France –  je dis bien : du Pakistan –, a défendu noblement le Pakistan, il n’a tué personne. La victoire électorale de la ligne Awami était fâcheuse pour Islamabad. La victoire électorale du Front populaire l’avait été pour la droite française, elle n’avait pas exterminé ses adversaires pour autant. Quand la politique est un art, c’est celui de concilier, et non d’assassiner.
Les militaires qui étaient prêts à combattre avec moi pour le Bangladesh appartenaient, en France et ailleurs, à des formations politiques différentes. Ils ne connaissaient guère, alors, la position de l’Inde (qui n’en avait guère…). Ils ont été mobilisés par deux faits, auxquels le souvenir du Biafra donnait une tragique résonance : l’exode des réfugiés, l’extermination de l’élite du Bengale.
Les réfugiés d’abord. Lorsque notre presse les renvoyait dos à dos avec les troupes du maréchal Yahya, il restait que l’Inde devait accueillir dix millions de réfugiés hindous, et que le Pakistan ne devait accueillir aucun réfugié musulman, vînt-il même du Cachemire. On donnait le dialogue du général de Gaulle avec un commandant français de Syrie, qui lui dit :
«Et puis, pour prendre parti nous sommes trop mal informés.
– Mal informés, c’est possible, répond le Général, mais je me suis laissé dire que les Allemands étaient à Paris.»
Cette fois, si mal informé qu’il fût – il ne l’était pas très bien – le monde s’était laissé dire que les réfugiés étaient aux Indes.
Le second caractère particulier de la tragédie bengalie fut l’extermination systématique, organisée, de ceux qui, au Bangladesh, avaient voté contre le maréchal Yahya. Nous connaissons maintenant les puis pleins d’intellectuels. On avait choisi. Bien choisi. Et cette fois, il ne s’agissait pas d’hindous. J’insiste, car il est facile et sinistre de faire du drame du Bangladesh (l’Occident l’a fait) une guerre de religion. Si les musulmans du Bangladesh avaient été d’accord avec Islamabad, comment la ligue Awami aurait-elle obtenu 167 sièges sur 169 ? Et qui donc ignore encore qu’un grand nombre de chefs de la résistance, ceux que le maréchal appelait déserteurs, avaient été des officiers de l’armée pakistanaise ? Que les hindous se soient sentis menacés les premiers, nul n’en doute. Mais la guerre civile, jusqu’à l’entrée en jeu de l’armée indienne, n’a pas été religieuse, elle a été nationale : celle des musulmans de Dacca, contre ceux d’Islamabad.
En mettant tout au pire (au pire, mais non au sang) le Pakistan d’Islamabad pouvait vivre sans le Bangladesh, la preuve, c’est qu’il est en train de le faire. Et lorsqu’un Etat veut à tout prix rendre une scission impossible, le plus sage est de ne pas traiter la moitié de son territoire en pays conquis. Lorsque la révolte a commencé, les soldats d’Islamabad n’étaient plus pour l’Est des concitoyens ni des coreligionnaires, ils étaient des occupants. Si l’on en doute, qu’on lise les témoignages que voici…
 
 

12 janvier 1972 

Le  Sheikh Mujibur Rahman devient Premier Ministre du Bangladesh. Le pays sera durement touché par une grave famine en 1973-1974. Mujibur Rahman supprimera le parlement, deviendra président du pays en 1975 et mourra assassiné par des militaires le 15 août 1975.
 
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14 février 1972

A l’invitation du Président, André Malraux est reçu à la Maison Blanche par Richard Nixon qui prépare son voyage historique en Chine.
 

14 avril – 5 mai 1973

Malraux voyage en Inde, au Bangladesh et au Népal.
Du 14 au 17 avril, Malraux est à New Delhi où il est reçu par Indira Gandhi puis se rend à Agra.
Du 18 au 20 avril, il est à Calcutta.
Du 21 au 23, il est reçu avec de grands honneurs à Dacca où il rencontre le président de la République Sheikh Mujibur Rahman, puis à Chittagong et à Rajshahi où il est fait docteur honoris causa de l’Université.
Le 24, il regagne New Delhi, pour séjourner ensuite (du 26 au 30) à Katmandou.
Du 1er au 3 mai, il visite Bénarès et Udaipur.
Le 4 mai, il est de retour à Delhi et rentre à Paris le 5.
 
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Malraux à Dacca (1973)
 
Ce voyage et les textes qui lui sont liés feront l’objet d’un article ultérieur, en préparation.
 

12 septembre 1973

Malraux témoigne au procès de Jean Kay («Cet homme a sauvé six cent mille vies humaines…») qui est condamné à 5 ans de prison avec sursis.
 
Sur Jean Kay et l’intervention de Malraux : article en préparation.
 

 

Bibliographie

 

Textes d’André Malraux à propos du Bangladesh :

  • «A la cour d'assises de Versailles. Indulgence pour le pirate de l'air : cinq ans de prison avec sursis», 2e journée du procès de Jean Kay, intervention d'André Malraux, compte rendu de Maurice Denozière, 13 octobre 1973. Le Monde [Paris], n° 8943, 14-15 octobre 1973, p. 16.
    • Autre compte rendu dans Le Figaro des 13-14 octobre 1973, p. 20-21, repris dans Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 229-232.
  • «Discours à l'Alliance française de Dacca», 21 avril 1973, dans Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 223-224.
  • «Discours à l'université de Rajshahi (Bangladesh)», prononcé le 22 avril 1973 lors de la réception du titre de docteur honoris causa, dans Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 224-227.
  • «Discours à l'université de Chittagong (Bangladesh)», prononcé le 22 avril 1973, dans Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 227-228.
  • «Discours pour l'inauguration de l'Art Gallery de Chittagong (Bangladesh)», notes pour un discours prononcé le 23 avril 1973, dans Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 228-229.
  • How Pakistan violated human rights in Bangladesh, avant-propos en français et en anglais d'André Malraux, New Delhi, The Indian Council of World Affairs, 1972. Ce petit livre est connu en français sous le titre Le Livre noir du Bangladesh.
    • Repris dans Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 214-216.

    Télécharger ce texte.

  • «Lettre ouverte à M. Nixon», Le Figaro [Paris], n° 8479, 18-19 décembre 1971, p. 1 et 3.
    • La lettre est reprise dans Alain Peyrefitte [édit.], L'Aventure du XXe siècle. Le Monde contemporain, 1946-1990, d'après les collections et les grandes signatures du «Figaro», Paris, Chêne-Hachette, 1991, p. 357;
    • dans Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 211-214.

    Télécharger ce texte.

  • «Malraux veut se rendre à l'ONU», Le Journal du Centre [Nevers], 20 septembre 1971, p. 12. (Lettre de septembre 1971, adressée «à la personne qui a servi de lien entre M. André Malraux et le Bengale» rendue publique par Jacqueline Baudrier, directrice à la 2e chaîne de télévision.)
  • «[Note destinée aux volontaires du Bengla Desh]», in Olivier Todd, André Malraux. Une vie, Paris, Gallimard, 2001, (coll. «NRF. Biographies»), p. 562. Texte de novembre 1972.

    Voici ce texte : «Il est donc probable que nous ne partirons pas. J’attendais nos instructions le 1er pour un départ vers le 15. Pourquoi rien n’est venu, l’Histoire nous l’enseigne. Nous n’étions certes pas inutiles, en un temps où nous apportions la seule aide que pût recevoir le Bangladesh.»

Sur André Malraux et le Bangladesh :

  • «André Malraux en visite en Inde et au Bangladesh», Le Figaro, n° 8891, 16 avril 1973, p. 2.
  • Chauvel-Leroux, Serge : «André Malraux au procès du pirate de l'air : “Quel dommage que Jean Kay n'ait pas réussi !”», compte rendu d'audience, in Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 229-232. (Reprise d'un article paru dans Le Figaro, les 13-14 septembre 1973.)
  • «Le Conflit indo-pakistanais : Mme Gandhi vient plaider à Paris en faveur d'un règlement politique du Bengale oriental. Elle recevra mardi M. André Malraux», Le Monde, 7-8 novembre 1971, p. 1-2.
  • Friang, Brigitte , Un autre Malraux, Paris, Plon, 1977, p. 105-130.
  • Hovald, Patrice, Toutes ces années… et André Malraux, Paris, Cerf, 1978.
  • Kay, Jean : «Malraux : “Jean Kay a sauvé six cent mille vies”», Le Figaro magazine, n° 16264, 30 novembre 1996, p. 62-63.
    • Repris : «”Six cent mille vies”», in Le Guerrier de l'espoir, Paris, Fixot, 1997, (coll. «Document»), p. 79-84.
  • Kissinger, Henry, «[Malraux reçu par Nixon]», in A la Maison blanche (1968-1973), t. II , trad. de l'américain, Paris, Fayard, 1979, p. 1107-1108.
  • «Malraux retarde son départ pour le Bengale», Paris-Match, n° 1181, 25 décembre 1971, p. 35.
  • «M. Malraux se rendrait prochainement en Inde et au Bangladesh», Le Monde, 30 mars 1973.
  • «M. André Malraux a quitté Paris ce samedi 14 avril pour un voyage d'une huitaine de jours en Inde et au Bangladesh», Le Monde, n° 8788, 15-16 avril 1973, p. 24.
  • «Malraux retour des Indes», Paris-Match, n° 1256, 2 juin 1973, p. 52-58. (Reportage photographique de Jack Garofalo.)
  • Médoux, Philippe, «Le Bengale», La Nouvelle Revue française, n° 295, juillet 1977 : «Hommage à André Malraux (1901-1976)», p. 87-94.
  • Nixon, Richard, Mémoires, trad. de l'américain par Michel Ganstel, Henry Rollet, France-Marie Watkins, Paris, éd. Internationales Alain Stanké, 1978, p. 409-411. (Entretien du 14 février 1972 à la Maison Blanche.)
  • Perrier, Jean-Claude [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004.
  • Ribeaud d'Ortoli, Paul : «Jean Kay. L'aventurier des causes perdues», Le Figaro magazine, n° 16264, 30 novembre 1996, p. 60-62, 64, 66.
  • de Saint Cheron, Michaël, «André Malraux et l'héritage de Gandhi : de l'anticolonialisme à l'engagement pour le Bangladesh», in Jean-Claude Perrier [édit.], André Malraux et la tentation de l'Inde, Paris, Gallimard – Ambassade de France en Inde, 2004, p. 156-168.
  • de Saint Cheron, Michaël, Malraux, le ministre de la fraternité culturelle, précédé de conversations avec Malraux, Paris, éd. Kimé, 2009, p. 105-117.
  • de Vilmorin, Sophie, Aimer encore, Paris, Gallimard, 1999, p. 77-82.
 
Aussi : Bernard-Henri Lévy, Les Indes rouges, Paris, LGF, 1985 (1977), (coll. «Le Livre de poche»).


 
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