« L'Origine du monde » n'est pas pour Malraux, comme dans la célèbre toile de Courbet, le sexe offert d'une femme mais la figure héroïque d'un cacique de tribu scandinave. « Les hommes n'ont pas d'enfants », écrit-il pourtant dans Le Temps du mépris. Apparente contradiction. C'est qu'on ne naît pas du réel ; le mythe seul a le pouvoir d'engendrer. Faut-il rappeler le long début des Antimémoires et son entreprise de démolition du souvenir : « […] Il n'y a pas de souvenirs, il n'y a que des images ». Thème inlassablement repris et développé dans Le Miroir des Limbes, ainsi dans Lazare à nouveau : « Une grande rapidité du passé ; à peine une durée. Des images, pas d'événements […] Une conscience sans mémoire». Jusqu'à l'admirable synthèse de Néocritique qui relie le passé exclusivement au mythe et proclame « l'évidente supériorité narrative des images». Cherche-t-on en effet à convoquer le passé ? Impossible d'accéder à une quelconque réalité. L'imaginaire s'est aussitôt empressé d'en convertir les éléments « aléatoires et capricieux », « tour à tour obsédants ou fuyants », en fiction. L'œuvre en vérité n'est pas séparable du rêve (voir la première phrase de Voyage aux Iles Fortunées dans Royaume farfelu : « J'écris pour posséder mes songes ») dont elle peut même assumer la fonction prémonitoire, au point d'engendrer la vie même, comme Les Noyers de l'Altenburg préfigurant la cristallisation autour du rameau alsacien de toute une série d'épisodes de la vie d'André.
Reste la mémoire têtue de l'état-civil qui énonce et dénonce sans appel les origines, et avec laquelle, dirait la psychanalyse, André a un « conflit ». Il est « calicot » du côté maternel et, papa parti convoler ailleurs, il s'est retrouvé fils de trois femmes, condamné à grandir « dans ce village tout noir l'hiver, entre deux réverbères à gaz », son enfance de « Petit Monsieur » au gynécée scandée par le grelot de l'épicerie Lamy. Comment ne pas rêver de renaître, de ressusciter sans rien devoir aux femmes et de forger sa statue, comme il le dira plus tard à Clara, loin de toute gésine. L'analyse empathique de François Lyotard, dans Signé Malraux, a parfaitement décrypté tout cela. Une variante des Conquérants met tout simplement cette phrase dans la bouche de Garine : « Je suis de ceux qui ne peuvent accepter leur passé ».
Côté paternel, on n'est pas moins prolétaire mais on respire. Il y a la mer, les bateaux et puis deux ou trois étés entre huit et dix ans dans la maison du grand-père. Un âge où l'enfant questionne son identité, commence à engranger des souvenirs, s'ouvre à l'altérité. Une chance enfin, il était temps, le grand-père Malraux de Dunkerque est une personnalité unique, inclassable, un caractère, « une âme forte » dirait Giono, encore « transfiguré par le folklore familial » lit-on dans Antimémoires. Malraux fait sans doute référence aux récits volontiers arrangés de son père. En tout état de cause, « J'ai cinquante cousins du côté de Dunkerque » plastronne-t-il, toujours dans les Antimémoires ; au rebours de la cellule confinée de Bondy, il y eut à Dunkerque une souche prolifique et mâle de « Malraux » dont l'œuvre se fera l'écho, en particulier dans la mise en scène de la fratrie des Noyers.
© Présence d’André Malraux sur la Toile / www.malraux.org
Texte mis en ligne le 22 juillet 2012.
– INEDIT –