A/1971.12.18 — André Malraux, «Lettre ouverte à M. Nixon», «Le Figaro», 18-19 décembre 1971

A/1971.12.18 — André Malraux, «Lettre ouverte à M. Nixon», Le Figaro [Paris], n° 8479, 18-19 décembre 1971, p. 1 et 3.


 

André Malraux

Lettre ouverte à M. Nixon

 

Donc, Monsieur le Président, lorsque les millions de réfugiés du Bengale vont peut-être rentrer chez eux, vous terminez votre lettre à l'Inde, disent vos agences, en rappelant qu'une alliance lie au Pakistan la plus grande puissance du monde – et les mêmes agences annoncent que des bateaux de guerre américains se dirigent vers le golfe du Bengale.

Si vous êtes lié à ce point au maréchal Yahya Khan, pourquoi ne lui avez-vous pas donné naguère quelques conseils ? Je connais un peu votre pays. Il n'aime pas du tout que l'on envoie en prison les vainqueurs des élections (ni même les vaincus). Il n'aime pas du tout que ses alliés balayent vers un pays voisin et pauvre, dix millions de réfugiés. La charité n'y change rien : on peut faire l'aumône aux cadavres.

Même si votre porte-avions menaçait Calcutta, les Etats-Unis n'accepteraient pas de se battre contre ces foules d'agonisants. Alors ? Quand la plus puissante armée du monde, la vôtre, n'est pas venue à bout des va-nu-pieds du Vietnam, croyez-vous que l'armée d'Islamabad (qui n'est plus rien, d'ailleurs) reprendra un pays enragé par son indépendance, et qui se bat à 1.800 kilomètres ?

Il est grand dommage que les agences nous parlent de ces choses comme s'il s'agissait de renvoyer les combattants dos à dos. Le dos des combattants du Bengale, c'était la mort. Mais pour que nul ne comprenne plus rien aux causes d'une guerre, il suffit d'attendre.

Vous savez peut-être qu'avant l'entrée en jeu de l'Inde (je vous rappelle au passage qu'elle est entrée en jeu après le bombardement de ses aérodromes) quelques-uns d'entre nous avaient l'intention d'apporter leur aide militaire au Bengale libre. Cent cinquante officiers supérieurs, ce n'était pas si mal : en employant la méthode cantonaise, mille en un an. Nous devions partir le 15, et ne recevons aucune nouvelle. Je pense donc que l'on n'a plus besoin de nous. Et nous n'avons pas l'outrecuidance de comparer une Légion étrangère à une armée d'un million d'hommes. Mais, enfin, quand le Pakistan n'avait pas encore contraint l'Inde à la guerre, l'aide que nous pouvions apporter au Bengale libre comptait. Car à part nous, qui donc était prêt à la lui apporter ?

Mes camarades de combat ne pensaient pas que les interminables files des agonisants du Bengale (dirai-je libre ?) étaient logés à la même enseigne que leurs bourreaux. Puisque vous parlez de votre alliance, parlons-en, pendant qu'il en est encore temps. Que s'est-il passé, noir sur blanc, bien avant l'entrée en jeu de la Chine et de l'Union soviétique, voire avant la vôtre ?

Des élections avaient eu lieu au Bengale. Le Pakistan attendait un succès. Il fut battu : ses adversaires conquirent 167 sièges sur 169. Là-dessus, il fit incarcérer le chef de l'opposition. Sheikh Mujibur Rahman – lequel, attendit avec patience chez lui que les Pakistanais vinssent l'arrêter, pour lui enseigner la démocratie.

Oui ou non ? C'est exactement comme si un candidat à la présidence de la République américaine battu faisait emprisonner son rival vainqueur. En ce temps, qui n'est pas loin, qu'avez-vous fait de votre alliance ? Elle a constaté l'emprisonnement de ce malheureux – et, si je ne m'abuse, elle le constate encore. En somme, c'était une alliance patiente.

Patiente jusqu'à la fuite hagarde de dix millions d'êtres ravagés par la faim et par le désespoir.

Donc, les Pakistanais égorgent les chefs de l'opposition. D'où la terreur, d'où la fuite éperdue des foules hindoues du Bengale – et même d'un certain nombre de musulmans. « C'est la guerre », commence-t-on à dire. Il reste que ce n'était pas encore la guerre : il reste que l'Inde venait d'accueillir dix millions de réfugiés terrifiés par le Pakistan, alors que le Pakistan n'avait pas accueilli un seul musulman terrifié par l'Inde, vînt-il du Cachemire. Monsieur le Président, je souhaite que chaque Américain vous demande : « Au nom de quoi combattrions-nous ? » Si tout allait bien au Bengale pakistanais, pourquoi cette épouvante qui a chassé vers l'Inde une population plus nombreuse que celle de la Belgique ? On nous dit que Madame Gandhi n'a pas de bonnes raisons : du moins ses camps ont-ils d'assez bons martyrs. Et ce n'est pas dans ses prisons que se trouve Sheikh Mujibur Rahman (à propos, si vous conseilliez à votre allié de le libérer ?)

Vous vous souvenez de notre conversation avec le Général de Gaulle. Vous veniez d'atteindre le pouvoir, et vous m'aviez fait l'honneur de me parler de la politique américaine. Je vous avais dit : « Les Etats-Unis sont le premier pays devenu le plus puissant du monde sans l'avoir cherché. Alexandre voulait être Alexandre, César voulait être César ; vous n'avez pas du tout voulu être les maîtres du monde. Mais vous ne pouvez pas vous payez le luxe de l'être distraitement. »

Envoyer des porte-avions dans le golfe du Bengale lorsque le destin du monde est en jeu, ce n'est pas une politique, c'est une survivance. Vous allez essayer d'établir avec la Chine un dialogue que les Etats-Unis ont différé pendant vingt ans : l'ancien dialogue du pays le plus riche du monde avec le pays le plus pauvre. Pour le Bengale libre, puissiez-vous ne pas attendre vingt ans avant de vous souvenir qu'il ne convient pas que le pays de la Déclaration de l'Indépendance écrase la misère en train de lutter pour sa propre indépendance. Je ne crois pas que votre illustre statue voie passer avec joie, sur les écrans de télévision, ces foules hallucinées qui se souviennent parfois de ce qui s'appela jadis la liberté. Car ce que je dis aujourd'hui, ce n'est pas moi qui devrais le dire : c'est vous.

Je vous prie de croire, Monsieur le Président, aux assurances de ma haute considération.

  André Malraux

 

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mujuburrahman