Souleyman Aaron et Moussa Saïdi – article

Souleyman Aaron et Moussa Saïdi

Souleyman Aaron et Moussa Saïdi, juifs d'Iran, sont devenus amis d'André et de Clara lors de leur voyage de 1929. Clara écrit : «Dans des jardins de miniatures, sous des grenadiers en fruits, André poursuivit une véritable quête métaphysico-religieuse. Les soufis nous présentèrent un chiisme bien attirant. Ali, élu du Seigneur et vaincu, nous fit accéder à un islam moins triomphant que le sunnisme, présentant parfois des traits de réincarnation dus peut-être au voisinage de l'Inde. Mais il arrivait que ce fussent les Iraniens qui nous interrogeaient. “Croyez-vous en Dieu ?” nous demanda dès notre première rencontre Moussa Saïdi, jeune Juif marchand de “curios”. Se soucier du sens possible de notre présence terrestre semblait aussi naturel là-bas qu'ici de débattre du temps qu'il fera.»  
 
Les Antimémoires avaient déjà évoqué ces figures : «[Les intellectuels] me font penser à un rabbin d'Ispahan qui me demandait jadis : “Vous qui êtes allé en Russie, est-ce vrai que les communistes aussi ont un livre”». (Le Miroir des limbes, Œuvres complètes, t. III, «Pléiade», p. 96.)

Lazare les citera à nouveau :

Où me mène la rêverie ? Assis sur le marchepied d'une auto dans le désert de Lout, en Perse, au temps du Moyen Age éternel ; le chauffeur change une roue. Je m'entretiens de religion avec Souleyman d'Ispahan et son neveu Saïdi, le sioniste (des deux antiquaires qui enverront au Louvre l'étoffe teinte, peut-être, du sang d'Alexandre le Grand). Une caravane de camions, hérissés de turbans et de cages à poules, s'éloigne, à travers les mouches, vers l'horizon piqué de moulins à vent.
«Vous connaissez, dit le sioniste, la sourate qui enseigne que nous ne pouvons pas comprendre le monde ? Iaweh a déclaré cela à Job bien avant leur prophète ! Mais à Chiraz les mollahs ont transformé cette histoire, avec une grande excellence. On les cite partout.»
Il montre du doigt les deux ornières creusées dans la piste par les camions. Un grillon gros comme une écrevisse vient d'y sauter, antennes dressées.
«Ils disent : “Le camion, supposons, aurait écrasé le grillon. Il ne serait pas tout à fait mort. Il penserait : j'ai été écrasé par un diable. Très gros, très fort. Il ne faut pas rencontrer les diables, ils vous tuent.” Il pourrait penser que ce diable est très méchant, mais il ne pourrait pas du tout penser comment marche un moteur à explosion. Ni ce que le moteur pense. Ou qu'il ne pense rien.
— Voilà pourquoi il faut que les gens aient un Livre, dit Souleyman, qui fut maître d'école à la communauté israélite. Même les Russes. Vous m'avez dit qu'ils en ont un.»
Le petit Souleyman tout rond, Saïdi grand et cambré, me font penser à un moutardier en désaccord avec sa cuiller dans la solitude éternelle.
«Il faut surtout ne jamais s'occuper des moteurs des autres !» répondit Saïdi. (Le Miroir des limbes, Œuvres complètes, t. III, «Pléiade», p. 875-876.)
Les personnages de Souleyman et de Saïdi (le premier «doyen des antiquaires» d'Ispahan, le second sioniste qui émigre en Israël; p. 517 et 521) sont très difficilement identifiables. Marius-François Guyard ne dit d'ailleurs rien à leur sujet. Madeleine Malraux m’a renseigné à leur sujet. Au cours de leur voyage en Iran et en Iraq de 1952, André et Madeleine ont retrouvé leurs amis à Ispahan : Moussa Saïdi était alors le responsable de la synagogue de la ville. Malraux ayant bu de l'eau non potable, il fut victime d'une très grave affection typhoïde. Saïdi lui trouva des sulfamides et lui sauva ainsi la vie. (Conversation téléphonique du 16 avril 2003.)
 
Le Miroir des limbes revient encore à deux reprises sur le problème du mystère du monde, du «tu ne sauras jamais ce que tout cela voulait dire» (p. 6) évoqué par Souleyman et Saïdi. Dans Les Chênes qu'on abat… au moment où le Général parle de la mort, Malraux dit : «Comme dit aujourd'hui l'islam, modernisant le Coran : un insecte écrasé sur la route par une auto peut-il concevoir le moteur à explosion ?» (p. 596.) Dans les Antimémoires, Malraux évoque la nuit de veille qui a précédé le simulacre d'exécution de Gramat : «Dans quel texte oriental avais-je lu : “Le sens du monde est aussi inaccessible à l'homme que la conduite des chars des rois aux scorpions qu'ils écrasent ?”». (P. 171.)
 
Le Coran fourmille de mises en garde sur le caractère totalement inconnaissable de Dieu et sur sa science absolue et inaccessible : al-ghayb, le «mystère», «le non-manifesté», «l'insondable». Ainsi par exemple :
  • «Réponds : Est-ce Dieu ou vous qui savez le mieux ? (II, 140).
  • «Rien n'est caché à Dieu sur terre ni dans le ciel. […] Dieu seul connaît l'explication.» (III, 5 et 7.)
  • «Combien il a plus de gloire que ce qu'ils inventent ! Il connaît le visible et l'insondable. Il est au-dessus de ce qu'ils lui ajoutent.» (XXIII, 92.)
  • Un passage de la sourate XXVII («Les fourmis») est curieux : «Salomon rassembla ses armées de djinns, d'hommes et d'oiseaux et les mit en rangs. Quand elles arrivèrent à la vallée des fourmis, une fourmi dit : O fourmis, entrez dans vos demeures de peur que Salomon et ses armées ne vous écrasent à leur insu. Salomon sourit de cette parole et dit : Seigneur, permets-moi de te remercier du bienfait dont tu nous as comblés, moi et mes parents, et d'accomplir le bien que tu agrées.» (XXVII, 17-19.)
 
On lit ces passages dans la Bible :
  • «Où étais-tu quand je fondai la terre ?» (Jb 38, 4.)
  • «A tout propos j'ai exercé l'intelligence, je voulais comprendre. Et j'en suis loin. Ce qui existe reste loin, profond, insaisissable.» (Qo 7, 23-24.)
  • «Quand je me suis efforcé de voir et de savoir ce qui se fait sur la terre, jour et nuit, sans repos, eh bien, j'ai vu tout le travail de Dieu et qu'on ne peut pas comprendre ce travail qui se fait sous le soleil ! On a beau chercher, on ne peut pas comprendre.» (Qo 8, 16.)
  • «Mais pour moi, que tes pensées sont difficiles, / ô Dieu, que la somme en est imposante ! / Je les compte, il en est plus que sable ; / ai-je fini, je suis encore avec toi.» (Ps 139, 17-18.)
  • «Il trône au-dessus du cercle de la terre dont les habitants sont comme des sauterelles». (Is 40, 22.)
 
Un conte de Saâdi (VIIe siècle) se termine par cette maxime : «Je rumine dans ma tête le couplet / Qu'un gardien d'éléphants répétait / Sur les bord du Nil : “Tu veux comprendre une fourmi / Sous ton talon ? / Eh bien, imagine-toi sous la patte / D'un éléphant.”» 
 
Terminons par l'évocation du Lalitavistara, l'histoire poétique et religieuse du Bouddha, un grand texte du Mahâyâna. Voici, rapporté par Guy de Pourtalès, un passage du «Village des laboureurs», racontant l'accession de Siddhârta au premier Dhyâna, c'est-à-dire à la première étape conduisant à l'Illumination : «[Siddhârta] grandit, étonnant ses maîtres par sa sagesse et plus savant que les vieillards. Un jour, dans les champs, il vit “la jeune herbe arrachée et éparpillée sous le soc, couverte des œufs et des petits insectes qui venaient d'être tués. Il fut saisi d'une douleur profonde, comme s'il avait assisté au massacre des siens. Regardant les laboureurs au teint flétri par la poussière, par l'ardeur du soleil et par le vent, le plus noble des hommes ressentit une extrême compassion.” Il s'assit à l'ombre d'un pommier rose et médita pour la première fois sur la douleur universelle. Et lorsque le soleil descendit à l'horizon, on le trouva immobile en ce lieu, mais l'ombre s'y était fixée aussi et continuait d'abriter le divin adolescent.»
 
Ce «texte oriental» était revenu à la mémoire de Malraux alors qu'il méditait, durant la nuit précédant sa très probable exécution. Dans l'avant-dernier chapitre du Rouge, c'est aussi par le moyen d'un «texte oriental» que Julien Sorel réfléchit à la mort qui arrive : «…Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêt, sa proie tombe, il s'élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de deux pieds, détruit l'habitation des fourmis, sème au loin les fourmis, leurs œufs…Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense, effroyable : la botte du chasseur, qui tout à coup a pénétré dans leur demeure avec une incroyable rapidité, et précédée d'un bruit épouvantable, accompagné de gerbes d'un feu rougeâtre…»

cp – 9 juin 2009

 

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Job :
«Mais la Sagesse, d’où provient-elle ?
Où se trouve-t-elle, l’Intelligence ?»

le Seigneur :
«Où étais-tu dans je fondai la terre ?»

(Job, 28, 20 et 38, 4.)

 

 


Eléments de bibliographie :

  • Le Coran, traduction de Jean Grosjean, Paris, Lebaud, 1979.
  • L’Ecclésiaste, in Jean Grosjean, Les Versets de la sagesse, Paris, Lebaud, 1996, (coll. «Les intemporels»). Citations : p. 99 et 109.
  • Le Lalitavistara. L'histoire traditionnelle de la vie du Bouddha Çakamuni, traduit du sanscrit par P. E. Foucaux, Paris, Les Deux Océans, 1988 (1884). Voir p. 118-123.
  • Clara Malraux : Le Bruit de nos pas, t. IV : Voici que vient l'été, Paris, Grasset, 1973. Citation : p. 116.
  • Guy de Pourtalès, Nous, à qui rien n'appartient. Voyage au pays khmer, Paris, Flammarion, 1931. Citation p. 39.
  • Eléna Roerich, Les fondations du bouddhisme, Sherbroook. Editions du IIIe millénaire, 1991. Voir p. 9 : un serpent et une grenouille ont cependant remplacé les insectes, histoire tirée du Mahâvastu.
  • Saâdi, Le jardin de roses, traduit du persan par Omar Ali Shah, Paris, Michel, 1999 (1966), (coll. «Spiritualités vivantes»). Citation : p. 55. —  Autre traduction : «Vous demandez si la fourmi qui est sous vos pieds a droit de se plaindre ? Oui, ou vous n'avez pas le droit de vous plaindre, lorsque vous êtes écrasés par l'éléphant.”» Saâdi, Le jardin des roses, traduit du persan par J. Gaudin, Genève, Slatkine, 1995, (coll. «Fleuron»), p. 70.
  • Stendhal, Œuvres romanesques complètes, t. I, éd. de Philippe Berthier, Paris, Gallimard, 2005, (coll. «Bibliothèque de la Pléiade»). Citation : p. 798-799. Berthier indique en note que la scène vient de la correspondance de Grimm; voir p. 1135.

 

© «www.malraux.org», Présence d’André Malraux sur la Toile, 2009.

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