Image of art. 190, octobre 2016 • Françoise Theillou : «La trouble gloire de Caravage» – INEDIT

Caravage : David et Goliath (1606-1607)

art. 190, octobre 2016 • Françoise Theillou : «La trouble gloire de Caravage» – INEDIT

Françoise Theillou                                                                                          

 

LA TROUBLE GLOIRE DE CARAVAGE

 

Lorsque Malraux achève Les Voix du silence, Caravage est « à la mode ». Le peintre, redécouvert  au début du XXe siècle par l'éminent historien d'art et collectionneur Roberto Longhi, fait alors l'objet de maintes études et connaît la consécration en 1951 avec la grande exposition de Milan, Caravage et ses disciples, organisée par son « inventeur ». Malraux ne s'y rend pas. Coïncidence avec la sortie de son propre ouvrage ? Pas sûr.

Dans Les Voix du silence, plus centrées sur la création artistique que La Métamorphose des dieux soucieuse d'établir une sorte de « généalogie » de l'art, Caravage figure en bonne place, à la charnière de la Renaissance maniériste et du XVIIe baroque. L'art de la rupture, ici  la densité du réel substituée à l'idéalisation baroque, une touche : « l'épaisseur  onctueuse  d'une pâte modelée par le pinceau », un « style » (sans lequel il n'est point d'art pour notre auteur) qualifié de « monumental » et apte à produire « quelques figures magnifiquement simplifiées », une poétique, tous ces éléments qui participent du « génie », le mot finit par être lâché par trois fois, Caravage en est crédité.

A l'éloge pourtant succède presque aussitôt la critique. Malraux en effet, procédant, selon son habitude, par comparaison, rapproche Caravage de La Tour, au profit du second. Quoique les deux peintres usent d'« inventions parallèles », ils aboutissent à un art opposé. L'un crée « un art fragile et recueilli qui unit l'homme à Dieu » quand l'autre, croyant pouvoir convertir le réel en sacré, n'aboutit qu'à un idéalisme baroque qu'il croit avoir abandonné et qu'il confond avec la spiritualité. Question de tempérament. Caravage en fait est un peintre de la chair et de la réalité beaucoup plus qu'il ne pense. D'où le reproche d'incohérence  qui lui est fait, du besoin de recourir à un pathétique forcé et gesticulatoire et à un luminisme jugé par Malraux, artificiel. Sa « gloire » est finalement« trouble », d'où le titre de cette étude, tout comme sa poésie qualifiée également d'« italienne » et d'« héroïque », pas vraiment des épithètes louangeuses. Malheur à la peinture, l'alliage contradictoire de cet art passe dans toute son « impureté » chez ses successeurs.

Ce réquisitoire surprend. Mutatis mutandis, il renvoie aux raisons avancées par l'Eglise pour refuser un certain nombre de tableaux d'autel de Caravage, comme l'étonnante Mort de la Vierge du Louvre (ill. 1). La démonstration est encore plus claire par l'image : sont présentées, en regard, dans Les Voix du silence, le corps gonflé au visage boursouflé de la Vierge (sans doute une prostituée repêchée d'une noyade) et la juvénile Sainte Irène de La Tour, l'œil humide et les mains offertes (ill. 2 et 3).

Les Ecrits sur l'Art n'auront pourtant jamais de cesse d'affirmer, comme Pierre Bourdieu trente ans plus tard, que toute révolution artistique est l'œuvre des « hérésiarques qui en sont les prophètes ». Qui pourrait mettre en doute que le Caravage en soit une figure emblématique quand il rappelle que les apôtres n'étaient pas des Princes du Sang, que les pèlerins qui se rendaient à Lorette ne se présentaient pas à la Vierge après avoir pris un bain chaud, que la foi pouvait toucher un usurier dans un tripot où il trafiquait avec les louches compagnons du peintre ? Qui oserait lui reprocher que la lumière y fût sourde, une lumière de soupirail, et les vitres obstruées, pour que rayonne le doigt miraculeux, surnaturel, pointé vers Matthieu (ill. 4) ?

Tout semble se passer comme si Malraux achoppait lui-même sur le conflit qu'il dénonce chez Caravage, le réalisme au service de la représentation du sacré. Le réalisme, condamné à la mimèsis et prétendant hisser la peinture du trivial à la hauteur du sacré, la forme finit par contaminer le fond, vouant la transfiguration à l'échec. Hérésiarque l'artiste oui, à la manière expressionniste d'un Rouault, par exemple, mais pas hérétique. On ne badine pas avec l'absolu.

 

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Caravage : La vocation de saint Matthieu (1599-1600). Chapelle Contarelli de Saint-Louis-des-Français à Rome.

 

 

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Caravage : Jeune garçon à la corbeille de fruits (circa 1593), Galerie Borghese, Rome.