Claude Pillet
Inédit
L'Alsace de Malraux
S'il est une région de France qui occupe une place à part chez Malraux, c'est bien l'Alsace. L'écrivain l'attacha étroitement à son œuvre avant de la lier plus encore nettement à sa biographie. Elle est, d'une part, la patrie de ses héros les plus étonnants de son plus étonnant roman (les Berger des Noyers de l'Altenburg sont alsaciens), d'autre part cette partie de la France que le colonel Berger, avec sa Brigade Alsace-Lorraine, contribua à arracher aux hitlériens en 1944-1945.
L'Alsace des Noyers est cette terre d'Empire qui fut française dès 1648 et 1681, allemande dès 1871, française dès 1918, allemande à nouveau dès juillet 1940 (en attendant le retour à la France en 1944). C'est précisément ce chassé-croisé entre deux nations rivales qui intéressa Malraux. En effet, les deux héros principaux du roman, Vincent Berger et son fils, sont enrôlés dans deux armées différentes puisqu'ils participent chacun à une guerre mondiale. Vincent est alsacien allemand dans l'armée de Guillaume II ; son fils (il n'a qu'un patronyme), soldat français de mai 40, est fait prisonnier par les Allemands. Le père pourra donc, en accord avec la vraisemblance historique, assister à l'attaque par les gaz asphyxiants sur le front russe en 1915 : il fallait en effet qu'il fût officier de l'Empire allemand tout comme l'était Max Wild qui raconta les événements. Et si Malraux a choisi le nom Berger, c'est bien parce qu'il peut se prononcer indifféremment de manière allemande ou française. Le choix de l'Alsace et de Berger va donc contribuer, dans le roman de Malraux, à établir cette signification des faits qui transcendent les nationalités et les passions qui leur sont liées.
Sitôt l'Alsace choisie, Malraux va y situer le village de Reichbach qui doit se trouver au sein de la «Sainte Forêt» de Haguenau au nord de Strasbourg : moins vaste que celle de Fontainebleau mais presque aussi célèbre que celle de Brocéliande, elle fut un lieu d'asile pour maints monastères et ermitages, installés parmi de nombreuses nécropoles de temps plus anciens. La forêt alsacienne pourra donc remplacer la mer de Dunkerque, car Malraux veut que les Berger tiennent de sa propre famille. Dietrich sera bûcheron et marchand de bois comme Alphonse Malraux fut marin et armateur.
Un autre lieu légendaire et historique de la région, le Mont Sainte-Odile, va intéresser Malraux qui veut situer en Alsace un haut lieu de rencontres intellectuelles comme l'avait été Pontigny. Ce sera l'ancien prieuré de l'Altenburg (Pontigny aussi était un ancien prieuré) qui emprunte son architecture aux voûtes de l'église et son nom à deux autres toponymes qu'il a portés aussi : Hohenburg et Altitona. Le premier, germanique, signifie «la forteresse haute» (c'est le nom du château fort qui précéda de l'abbaye) ; le second, gallo-romain, le «haut mont» (on connaît le «mur païen» du site). Si l'on sait que dans les pays de langue allemande Altenburg désigne fréquemment un lieu élevé couronné d'une «burg» médiévale, on voit bien que la rencontre de «alt» (vieux en allemand) et de «altus» (haut en latin) donne aussi à notre Altenburg une signification pratiquant cette sorte d'alternance que l'on avait vue confiée à l'Alsace et au nom Berger. Effets de coïncidence qui devaient ravir Malraux (s'il avait eu connaissance de ces considérations philologiques), lui qui ne se lassait pas de s'étonner d'avoir associé son nom à l'Alsace bien avant que son destin lui fût lié.
Pour en terminer avec l'Altenburg, il faut noter encore que Malraux ne trouva pas précisément son nom en Alsace. Il est celui de cette ville allemande de Thuringe où séjourna le père de Friedrich Nietzsche. Malraux l'a très certainement lu dans ce passage d'Ecce homo: «Je tiens pour un grand privilège d'avoir eu un tel père : les paysans devant qui il prêchait – car, après avoir vécu quelques années à la cour d'Altenburg, il avait été pasteur pendant les dernières années de sa vie – disaient de lui : “C'est à cela que doit ressembler un ange !”» Le nom Altenburg est une belle allusion indirecte à Nietzsche, vénéré avec tant de soin et de vanité par Walter Berger à l'Altenburg…
Reste un détail touchant au paysage alsacien. Quand Vincent Berger quitte le prieuré, le colloque terminé, il parcourt la campagne dans la direction de Strasbourg dont il aperçoit la cathédrale au loin, «tour dressée dans son oraison d'amputé» (OC2, 694). C'est là qu'il contemple «deux noyers» particulièrement souverains. Il y a peu de noyers dans la campagne strasbourgeoise : le paysage est davantage fait de peupliers, hêtres, saules, frênes et tilleuls. Les noyers renvoient bien plus à la Dordogne où Malraux a peut-être écrit ses plus belles pages alsaciennes ; c'est sans doute que le paysage alsacien des Noyers est essentiellement composé de réminiscences littéraires venant principalement de Hugo ou de Barrès. Car Malraux partage avec les deux écrivains certain goût pour le génie du lieu et les éléments symboliques constituant un paysage ; néanmoins s'il voit au-delà des horizons avec Hugo quand l'humanité est une synthèse, l'influence de Barrès cesse s'il s'agit de nationalisme, comme l'a montré Dominique Jeannerod.
C'est rappeler que les relations de Malraux avec l'Alsace tiennent tantôt du mystère tantôt de l'anecdote et que souvent les deux sont liés. Il note en effet dans Le Miroir des limbes que l'Alsace lui est liée par voie de prémonition : «[…] j'ai été appelé par les Alsaciens à commander la brigade Alsace-Lorraine, et j'ai livré les combats de Dannemarie quelques jours après la mort de ma seconde femme dans une clinique de l'avenue Alsace-Lorraine à Brive. Ma troisième femme habitait rue Alsace-Lorraine à Toulouse. […] Je me suis remarié à Riquewihr, près de Colmar.» (OC3, 13) Même s'il y a ici du farfelu comme il y en a dans toutes les coïncidences qui font rêver, la notation est importante puisque les références à sa vie privée sont rarissimes dans son œuvre comme dans sa conversation. Lier l'Alsace à la mort de Josette Clotis et à la nouvelle vie qu'il va avoir avec Madeleine, et unir ces liens à son action militaire est en effet assez étrange, exactement comme si l'Alsace restait la terre de la famille (celle des Berger de Reichbach qui se suicident, ou organisent des colloques, ou méditent dans la campagne) et celle de la tragédie qui dépasse les destins individuels (les guerres de Vincent et de son fils). Car Malraux en Alsace est bien un Berger qui se bat : le colonel Berger fera son entrée dans le Sundgau à la tête de sa brigade le 24 novembre 1944 après qu'ils ont quitté Delle et le Territoire de Belfort.
Ce n'est pas la première fois que Malraux est en Alsace. Il y avait séjourné précédemment à deux occasions au moins, avec Clara, sa première femme, en octobre et novembre 1921, puis en 1923 quand il se rend à la caserne de Neudorf (Strasbourg) où il doit être incorporé. Il y ingurgite de grandes quantités de caféine qui convainquent un médecin compréhensif de le réformer. Le premier de ces voyages était une étape vers l'Allemagne (Clara était d'origine allemande) et Bamberg (ville aimée du jeune Nietzsche, couronnée d'une impressionnante Altenburg et évoquée dans les Noyers comme le «Chartres allemand»), ce que sera aussi sa campagne d'Alsace de 1944-1945 qui le conduira à Nuremberg. Le second était un séjour «militaire» par lequel il quitta l'armée pour y revenir vingt ans plus tard en qualité de colonel.
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La cathédrale
Le Mont-Sainte-Odile
Le Haut-Koenigsbourg
Le retable de Grünewald