Présence d'André Malraux sur la Toile, article 207, mai 2018
Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X
Françoise Theillou
Inédit
MALRAUX ET CAMUS
« Je n'oublie pas ce que je vous dois. »
(Lettre d'Albert Camus à André Malraux du 15 novembre 1941)
Nul n'ignore que Camus doit à Malraux l'édition de L'Etranger chez Gallimard. Camus note dans ses Carnets en mai 1940 : « L'Etranger est terminé ». L'ouvrage a été écrit, en secret, dans une chambre de Saint-Germain-des-Prés.
Réformé pour raison de santé, il est entré à Paris Soir comme secrétaire de rédaction en mars de la même année, grâce au journaliste Pascal Pia, réformé comme lui. Pas pour longtemps. Le journal est en effet évacué le 11 juin, ses locaux occupés par les Allemands pour leur propagande. L'Etranger est donc achevé à Paris, une ville qu'il n'aime pas, où tout lui est en effet « étranger » : « Sentir à Paris Soir tout le cœur de Paris et son abject esprit de midinette. La mansarde de Mimi est devenue gratte-ciel mais le cœur est resté le même. Il est pourri. La sentimentalité, le pittoresque, la complaisance, tous ces refuges visqueux où l'homme se défend dans une ville si dure à l'homme », et dans ses Carnets toujours, cette autre éloquente notation :
« Roman.
Cette histoire commencée sur une plage brûlante et bleue, dans les corps bruns de deux êtres jeunes — bains, jeux d'eau et de soleil – soirs d'été sur les routes des plages avec l'odeur de fruit et de fumée au creux de l'ombre – le corps et sa détente dans des vêtements légers. […]
— Terminée à Paris avec le froid ou le ciel gris, les pigeons parmi les pierres noires du Palais-Royal, la cité et ses lumières, les baisers rapides, la tendresse énervante et inquiète, le désir et la sagesse qui monte dans un cœur d'homme de vingt-quatre ans – le « restons des camarades ».
L'occasion a été donnée à Camus par le même Pascal Pia encore, ami de Malraux, de rencontrer ce dernier lors d'une projection privée du film Espoir dont il sort « bouleversé ». S'en est suivi une heure d'entretien « passionnante, avec un être plein de tics, fiévreux, désordonné, mais d'une intelligence éblouissante ». L'Espoir, le roman, Camus l'a lu huit fois.
Pia et Malraux sont des amis de jeunesse. Le premier a 19 ans, le second 17 quand ils se rencontrent à Montmartre, dans l'atelier du peintre Démétrios Galanis. Ce sont un peu « des semblables, des frères », au sens baudelairien du terme. Ils écrivent déjà, plutôt des vers, et ils partagent le même intérêt pour Apollinaire, pour la Bibliothèque nationale dont ils épluchent l'Enfer, et pour la chine de livres rares. Ils les monnaient auprès du libraire René-Louis Doyon, à l'enseigne de « La Connaissance », une maison pour bibliophiles et amateurs de curiosités, de «curiosa», comme on dit aujourd'hui des ouvrages érotiques. Ils jouent au besoin les mystificateurs, les faussaires, n'hésitant pas à produire des contrefaçons de ce type d'ouvrages, mais aussi de Baudelaire, de Rimbaud, de Laforgue, de Radiguet ou… d'Apollinaire, leur maître. Deux adolescents précoces donc, à la mémoire phénoménale, francs-tireurs en rupture de ban, tous deux élevés par des femmes, avec un père divorcé et intermittent pour l'un, quand l'autre a perdu le sien à la guerre, en 1915. Une déchirure qui lui a fait quitter le foyer familial. La ressemblance cependant s'arrête là: Malraux est un flamboyant, Pia un homme de l'ombre. Il est d'un noir pessimisme, saborde sa carrière de poète chez Gallimard et revendique le droit au silence. Ce qui ne l'empêche pas de jeter toutes ses forces dans le journalisme, de s'entêter à tenir à bout de bras des journaux sans argent, d'entrer dans la Résistance, de mettre son immense érudition au service de qui en a besoin, d'avoir des amitiés exemplaires, comme avec Malraux ou Camus dont il fera son rédacteur en chef à Combat. Que ce nihiliste ait été séduit par un roman sur l'Absurde n'a rien d'étonnant. (Il y aurait d'ailleurs du Pia dans Meursault). Il envoie le manuscrit de L'Etranger et de Caligula à Roland Malraux qui le transmet à André, un an après son achèvement, en mai 1941. Celui-ci, après une évasion « curieusement confortable » (ce sont ses termes), du camp de Sens, grâce à son demi-frère Roland, loge depuis janvier avec sa compagne et Gauthier, leur premier enfant, à Roquebrune-Cap Martin. Gide s'est en effet entremis auprès de Dorothy Bussy, sa traductrice anglaise, pour qu'elle lui prête sa villa, La Souco. C'est déjà l'été. « Debout, le forçat de la plume !». Il écrit, torse nu, Les Noyers de l'Altenburg.
Ici se situe l'épisode de la réception de L'Etranger. Le saisissement de Malraux à sa lecture est bien connu. Il se déclare « secoué » par un ouvrage « convaincant » vu « la force et la simplicité des moyens ».
La publication de la Correspondance Albert Camus – André Malraux en 2016, édition établie par Sophie Doudet, révèle en détail à la fois les raisons littéraires qui ont déclenché son enthousiasme et l'incroyable énergie qu'il va déployer pour obtenir la publication de l'ouvrage chez Gallimard dans des circonstances extrêmement délicates, alors qu'il est lui-même à l'index de la nouvelle NRF tenue par Drieu la Rochelle. (Il publiera Les Noyers de l'Altenburg en Suisse).
Il faut préciser que Pia avait déjà envoyé à Malraux Le Mythe de Sisyphe et qu'il lui fait parvenir Caligula en même temps que L'Etranger. C'est donc au prisme d'une lecture croisée des trois œuvres que Malraux réagit au roman. Il juge positive la pratique inaugurale camusienne de décliner un même thème sur trois modes : l'essai, le roman, le théâtre. « L'essai, dit-il, donne au livre son sens plein », et il envisage de demander à Gaston Gallimard lui-même la publication conjointe de Sisyphe et de l'Etranger qui s'éclairent l'un l'autre. « Caligula, écrit-il à Pia, est à laisser dans un tiroir tant que L'Etranger n'aura pas familiarisé le public avec Camus ». Il décèle dans le roman « une voix » et une présence, mot-clé chez Malraux pour signaler la création, qui enrôlent leur auteur parmi « les écrivains ». Il pointe ensuite le thème de « l'Absurde, sur lequel il aurait beaucoup à dire », ou plutôt « d'une sorte de morale de l'absurde» où il se retrouve, qu'il ne caractérise pas le moins du monde comme un terme ou un thème « d'époque », mais comme une question existentielle, en faisant élégamment allusion non à ses propres œuvres mais au personnage de T. E. Lawrence auquel, dit-il, il rêve depuis dix ans. Procédant toujours par prétérition, il n'évoque pas pour le moment la préface qu'il écrit sur le héros, en réalité le prélude du Démon de l'Absolu. Ce n'est qu'au printemps suivant, le travail déjà bien avancé, qu'il confiera à Camus, en deux lignes : « ça m'excite de plus en plus et ça recoupe de plus en plus votre problème essentiel… ».
Pour lire la suite : télécharger le texte.
En 1958