Présence d'André Malraux sur la Toile, article 209, mai 2018
Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X
Ostroróg, Stanislas (comte, ambassadeur de France en Inde et au Népal), «Entretien de Malraux avec Nehru», in Courrier d'Orient. Dépêches diplomatiques, Nancy, P.U. de Nancy, 1991, p. 159-161. (Texte du 29 novembre 1958.)
Stanislas Ostroróg
Entretien de Malraux avec Nehru
Venant de Perse, André Malraux arriva le 27 novembre à Dehli tard dans la soirée. Il était minuit quand nous fûmes rendus à la présidence de la République et quatre heures du matin quand je me retirai après un large tour d'horizon.
Je ne rapporterai que la conversation avec le Premier Ministre.
Monsieur Malraux lui exprima d'abord les sentiments d'estime du général de Gaulle et lui remit la lettre à son adresse. Après avoir reçu les remerciements et les compliments de Nehru, il engagea l'entretien par un retour sur le passé. En 1936, Nehru était un insurgé engagé dans la lutte. Maintenant, après l'indépendance acquise, la lutte se poursuit, mais sur un autre plan, comportant des charges plus lourdes et des devoirs plus étendus.
— L'avenir du monde est incertain. Si la guerre survient bientôt avec l'usage des armes atomiques, toute présente entreprise est vaine. Dans le cas contraire qui semble plus probable, il faut, pour donner une assise au monde nouveau qui s'élabore, rechercher, rassembler et mettre en œuvre le legs et les valeurs permanentes des grandes civilisations.
C'est grâce à cet héritage que l'Inde occupe dans le monde une place à part, qu'elle a pu, sous l'inspiration de Gandhi et l'action de Nehru, fonder sa politique sur une conception morale. Mais en Occident, cette civilisation de l'Inde inconnue ou méconnue, exception faite d'un petit nombre de spécialistes, n'a pas pris sa place ni trouvé son rang.
Les expositions d'art indien montées jusqu'ici en Europe ont offert au public des objets de prix, des trésors de l'art et de la technique, sans aller plus profond. Une manifestation d'ensemble, présentée à Paris sur les plus vastes scènes, au Grand Palais, à l'Opéra, au Louvre, au Collège de France, à la Sorbonne, allant de la sculpture, la peinture et la musique indiennes jusqu'à l'expression de la philosophie et de l'éthique hindoues par des maîtres qualifiés, professeurs ou directeurs spirituels, voilà ce qu'il faut pour révéler à l'Occident sous les formes et les apparences extérieures, l'esprit qui les anime, l'âme même de l'Inde.
Avec les moyens modernes d'information et de diffusion, pareille entreprise peut étendre son influence bien au-delà de Paris, de la France et même de l'Europe. La France est prête à la réaliser. Que pense de ce projet le Premier Ministre de l'Inde ?
Un musée imaginaire de toutes les valeurs indiennes est bien fait pour séduire Nehru… La réponse fut donc immédiate et sans autre réserve que les conditions matérielles à fixer.
Monsieur Malraux put alors entrer dans le vif. En accédant à l'ordre spirituel, quels sont les lieux, quels sont les hommes de l'Inde que le visiteur étranger doit voir ?
Le visage de Nehru se figea comme si la lumière déclinait.
— Les lieux de pèlerinage, dit-il enfin, vous en connaissez l'existence. Quant aux hommes de cet ordre, comment les distinguer et les choisir ? Je suis moi-même en quête sans pouvoir vous répondre… Mais les besoins immédiats de l'Inde sont si grands, la misère si générale, que je dois, par priorité, m'occuper des problèmes matériels.
- Malraux répliqua qu'une solution de ces problèmes, avec la valeur immédiate qu'ils ont pour qui dirige les destins de l'Inde, n'implique pas l'exclusion des valeurs spirituelles. Le Premier Ministre acquiesça, mais les masses indigentes, privées du nécessaire l'écouteraient mal s'il prêchait d'abord la résignation – et d'autres appels alors se feraient entendre pour engager la lutte dans une autre voie. C'est pour éviter pareille subversion que le renouveau de l'Inde, son ajustement à l'ordre actuel du monde doit s'accomplir sans délai – faute de quoi, d'autres méthodes seront invoquées.
Ici, l'image de la Chine est toujours présente. Monsieur Malraux parla de la compétition ouverte entre la Chine et l'Inde avec pour enjeu le sort de l'Asie.
— Dans la révolution russe, c'est Nietzsche qui l'emporta sur Marx. Qu'en sera-t-il en Chine ? Que pensez-vous à ce sujet ?
Nehru restait songeur.
— Comment répondre à pareille question ? L'histoire montre que la Chine en ses périodes de puissance, manifeste la volonté de puissance. Sous le régime communiste, cette volonté prend des formes plus redoutables. Mais j'espère que certaines valeurs du passé ne sont pas mortes, seulement en sommeil, qu'un jour elles poindront à nouveau pour permettre non certes un retour au passé, mais une intégration des valeurs permanentes à l'ordre nouveau.
Entre ces deux hommes le dialogue aurait pu se poursuivre sans limites de temps, mais le Premier Ministre demanda à Monsieur Malraux de reprendre la conversation interrompue après sa visite dans le Sud.
Si j'en ai rendu compte tout au long, c'est qu'elle montre Nehru sous un jour rarement découvert, celui de la confiance et de l'intimité. Cet homme chez qui le sentiment prime quand il jaillit spontanément, voir surgir autour de Monsieur Malraux les images du passé vivant. Alors que dans ses fonctions actuelles, la raison d'Etat l'emporte et fixe les bornes de ses relations personnelles, il retrouve, avec cet ami d'autrefois, l'enthousiasme des années de lutte, le feu de la jeunesse.
Pareil élément n'est pas négligeable; il peut influer sur nos relations avec l'Inde. Nous ne disposons pas ici des arguments que donne à l'Angleterre l'intelligente générosité dont elle fit preuve en accordant sans atermoiement l'indépendance; nous n'avons pas non plus, comme l'Amérique, les moyens de l'assistance financière indispensable à l'Inde. Mais l'élément d'amitié donne un accès personnel auprès de l'homme qui tient tout en mains.
Jusqu'à présent, la France et l'Inde se sont assez bien entendues. L'attitude favorable définie dès 1948 par une déclaration commune d'amitié, le règlement concerté du problème des comptoirs en 1954 furent les premières étapes à l'établissement de relations satisfaisantes grâce à quoi l'Inde, malgré sa position dans le bloc des puissances afro-asiatiques, n'a pas pris à notre égard d'attitude adverse. Les liens maintenant peuvent se resserrer pour aboutir un jour à l'entente. En donnant à l'Inde l'occasion de se faire connaître, de révéler au monde occidental le secret de son âme, la France apporterait aux côtés de l'Angleterre et des Etats-Unis une assistance valable dans la lutte que Nehru soutient pour adapter son pays aux conditions de la vie moderne. Ce serait là, avec le règlement amiable du problème des établissements, notre contribution au maintien d'une Inde libérale où la synthèse entre le passé et l'ordre nouveau du monde se réalise sans recours aux méthodes effectives mais terribles de la révolution chinoise.
Monsieur Malraux est parti ce matin pour Madras. Il visitera le Sud de l'Inde pendant cinq jours, puis reviendra à Delhi. Un dîner intime et un déjeuner officiel sont prévus chez le Premier Ministre. Nous serons réunis une dernière fois pour un dîner à l'ambassade la veille du départ. Ainsi se poursuivra le colloque ouvert entre Malraux et Nehru.
Le 29 novembre 1958
La maison de Nehru : le jardin et un salon
Le mémorial de Nehru
Le mémorial de Gandhi