art. 212, mai 2018 | document • Stanislas Ostroróg : «Visite à Bénarès» (1952)

Présence d'André Malraux sur la Toile, article 212, mai 2018

Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X


 

Stanislas Ostroróg

 

Visite à Bénarès

 

 

Plus encore que dans les pays occidentaux, ici, la capitale politique est insuffisante à donner une idée exacte des Indes. Le siège, certes, en est ancien et illustre, mais quatorze capitales s'y sont succédé et la dernière, où résident maintenant le gouvernement et le chef de l'Etat, compte à peine vingt ans d'existence. Avec ses bâtiments somptueux et sans beauté, ses longues avenues, ses arbres, ses pelouses, elle reste une cité de l'Empire britannique et comme un témoignage concret de l'œuvre réalisée par les derniers en date des conquérants à qui l'Inde fut soumise. C'est évidemment ailleurs qu'il faut aller pour sentir battre le cœur du pays et découvrir son visage. – Je viens de passer quelques jours à Bénarès.

Il faudrait beaucoup de talent pour faire de cette singulière et prodigieuse cité un tableau qui réponde à l'attente. Les impressions données par Pierre Loti dans L'Inde sans les Anglais restent valables. Elles ont même caractère de permanence puisque la succession des dynasties et la fin des empires n'affectent pas une ville qui poursuit son histoire en dehors du temps. Elle est, pour l'Inde brahmanique, héritière des vedas et des upanishads, ce que Jérusalem est aux juifs, La Mecque aux musulmans, à la fois Cité sainte et Porte du Salut. Le Grand Mogol du XVIIe siècle rasa tout ce que la main de l'homme peut atteindre. Rien donc ne subsiste qui soit pour la ville une parure, palais, forteresses ni temples. Tout est relativement récent, sans grande beauté, sans ornement, sans artifice aucun. Et pourtant de tout cela, mêlé d'indicible et stagnante misère, se dégage un sentiment de chose prodigieusement ancienne, comme si le temps remontait sa course de plusieurs millénaires.

Les gens qui vivent ainsi ne pensent pas comme les autres. Il n'est donc pas surprenant que certaines tendances politiques apparaissent à Bénarès avec plus de force et de logique qu'ailleurs. Elles répondent aux convictions de ceux pour qui les formules nouvelles venant de l'Occident, qu'il s'agisse de religion, de philosophie, de science même, surtout de politique, ne sont pas applicables à l'Inde. Ils voient dans ces formules une dangereuse menace. Pour eux, le pays ne peut se soutenir qu'en restant fidèle aux principes qui, depuis tant de siècles, lui servent d'appui.

Des motifs de cette nature ont inspiré l'assassin de Gandhi. C'était un jeune étudiant. Il apparaît, aux yeux des plus fidèles, entouré de la même auréole que Charlotte Corday pour les partisans de l'Ancien Régime. Et sans doute leurs opinions ne sont-elles pas tout à fait négligeables puisque le texte de la défense, prononcé par l'auteur du crime qui plaidait lui-même sa cause et se reconnaissait coupable, est interdit par la censure.

Ces opinions extrêmes ne sont pas le monopole d'une classe à part, recluse à Bénarès comme par un sortilège et sans contact avec le monde extérieur. Les partis réactionnaires, qu'il s'agisse du Hindu Mahasabha ou du Jang Sangh groupent les Hindous qui pensent ainsi : leur nombre est considérable. Lorsque le pandit Nehru fait campagne avec tant de violence contre ce qu'il appelle le «communalisme», c'est à ceux-là qu'il pense, les jugeant plus redoutables, plus loin de sa pensée que les adversaires de gauche, sans même excepter les communistes.

Une visite à Bénarès permet de comprendre son sentiment. Celui de ses adversaires est d'une telle violence que certains vont jusqu'à regretter le régime britannique à l'abri duquel les traditions saintes étaient maintenues : c'est sur elles que Nehru et les gens du Congrès portent des mains sacrilèges. Sans doute, ces partis viennent-ils de subir une sérieuse défaite politique : ils sortent diminués des élections. Mais dans quelle mesure une consultation électorale aux Indes permet-elle de sonder les reins et les cœurs ? Que pense vraiment cette masse immense qui depuis tant d'années a subi tant d'actions diverses sans y succomber ? Où le bouddhisme a passé sans laisser de traces, où l'Islam et le christianisme ont échoué, qui peut affirmer que les principes démocratiques triompheront ? Est-il même sûr que l'application de nos doctrines permette de résoudre les problèmes latents et ne provoquent pas une dangereuse rupture dans l'équilibre si longtemps maintenu ?

Ainsi pensent les partisans de l'Ancien Régime, ces termes s'appliquant aux doctrines spirituelles sans qu'un prix excessif soit prêté aux contingences politiques. Ainsi pensèrent également les Anglais : cette conception leur permit de s'établir ici pour deux siècles. L'avenir seul dira si les temps maintenant sont changés, si les idoles entrent dans leur crépuscule, si l'Inde est prête à les trahir pour adopter une éthique nouvelle issue de la pensée grecque et de la morale chrétienne.

 

Le 18 février 1952

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