Présence d'André Malraux sur la Toile, article 207, mai 2018
Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X
Jawaharlal Nehru, «Comment l'hindouisme absorba le bouddhisme en Inde», in La Découverte de l'Inde, trad. de l'anglais par C. Richard et D. Vitalyos, Paris, Philippe Picquier, 2002 [1946], p. 203-206.
Les passages remarqués par Malraux figurent en gras.
Nehru évoque une discussion qui eut lieu en 1935. Raja Rao présenta Malraux à Nehru.
Jawaharlal Nehru
Comment l'hindouisme absorba le bouddhisme en Inde
Il y a huit ou neuf ans, alors que je me trouvais à Paris, en conversation avec André Malraux, celui-ci me posa d'emblée une question étrange : Qu'est-ce qui avait permis à l'hindouisme, plus de mille ans auparavant, de repousser sans conflit majeur hors de l'Inde le bouddhisme qui y était si bien installé ? Comment l'hindouisme était-il parvenu à absorber, pour ainsi dire, une grande religion très populaire sans que soit livrée une de ces guerres de religion qui ont défiguré l'histoire de tant de pays ? Quelle vitalité interne ou quelle force le rendait capable d'un tel exploit ? et l'Inde les possédait-elle toujours ? Si oui, sa liberté et sa grandeur étaient assurées.
C'était peut-être une question d'intellectuel français doublé d'un homme d'action, mais beaucoup de gens en Europe ou en Amérique, tout aux problèmes de leur actualité, n'accordaient pas une pensée à ce genre de sujet. Inquiet et préoccupé par les problèmes de l'époque, lui aussi, Malraux, avec sa profondeur et son esprit d'analyse, cherchait des lumières partout, dans le passé ou dans le présent, dans la pensée, le discours, l'écrit, ou, mieux encore, dans l'action, dans le jeu de la vie et de la mort.
Pour Malraux, de toute évidence, la question n'était pas uniquement d'ordre académique. Elle l'habitait, et il me la lança dès le début de notre conversation. C'était une question qui parlait à mon cœur, ou plutôt, le genre de question que j'aurais pu me poser moi-même. Mais je n'avais pas de réponse à offrir, ni à lui, ni à moi. Les explications, qui ne manquent pas, semblent toutes passer à côté de l'essentiel.
Aucune extermination à grande échelle ou violente du bouddhisme n'a eu lieu en effet en Inde. Des conflits éclataient de temps à autre entre un souverain hindou et la sangha, l'organisation monastique bouddhiste, devenue très puissante. Ces conflits avaient le plus souvent une origine politique et n'entraînaient aucune répercussion d'envergure. L'hindouisme, rappelons-le, n'a jamais été complètement évincé par le bouddhisme. Il prévalait en Inde, même lorsque le bouddhisme était à son apogée. Le bouddhisme est mort de mort naturelle en Inde, ou plutôt, il a perdu ses contours pour se transformer en quelque chose d'autre. «L'Inde, dit Keith, a le génie curieux de convertir ce qu'elle emprunte et de l'assimiler». Si cette réaction est avérée en ce qui concerne l'étranger et les sources extérieures, elle est encore plus évidente face à un produit de la pensée et de l'esprit indiens. Non seulement le bouddhisme était entièrement indien à l'origine, mais sa philosophie était en phase avec la pensée indienne des époques antérieures et la philosophie du vedânta des Upanishad, qui avaient elles-mêmes ridiculisé la prêtrise et le ritualisme et minimisé l'importance de la caste.
Le brahmanisme et le bouddhisme ont agi et réagi l'un sur l'autre, et en dépit de leurs conflits dialectiques ou grâce à eux, ils se sont beaucoup rapprochés, dans le domaine de la philosophie comme dans celui de la croyance populaire. Le Mahâyâna en particulier, prêt au compromis avec presque toute organisation pour peu que son éthique reste intacte, a évolué vers un rapprochement avec le système brahmanique et ses formes. Le brahmanisme fit de Bouddha un avatar, une incarnation divine. Le bouddhisme en fit autant. La doctrine du Mahâyâna se propagea rapidement, mais perdit en qualité et en spécificité ce qu'elle gagna en expansion. Les monastères s'enrichirent, devinrent des enjeux d'intérêt, et leur discipline se relâcha. Magie et superstition infiltrèrent les formes populaires du culte. On assista à une dégénérescence progressive du bouddhisme après le premier millénaire de son existence. Mme Rhys Davids décrit l'état d'altération dans lequel il se trouvait à cette époque : «Sous l'influence irrésistible de ces imaginations maladives, les enseignements moraux de Gautama ont été presque perdus de vue. Les théories naissaient et prospéraient, chaque nouvelle étape, chaque nouvelle hypothèse en appelait une autre. Jusqu'au moment où le ciel fut envahi par les élucubrations du cerveau, où les leçons plus nobles et plus simples du fondateur de la religion furent enfouies sous la masse étincelante des subtilités métaphysiques.»
Cette description pourrait aussi bien s'appliquer aux «imaginations maladives» et aux «élucubrations du cerveau» nées en grand nombre du brahmanisme et de ses dérivés à la même époque.
Le bouddhisme était apparu en Inde durant une période de réforme et de renaissance sociale et spirituelle. Il instilla un nouvel élan de vie au peuple, fit jaillir de lui de nouvelles sources de force et permit à des talents inédits d'exprimer leurs capacités nouvelles à gouverner. Sous le patronage impérial d'Asoka, il se propagea rapidement en Inde, où il devint la religion dominante, mais aussi dans d'autres pays, et un flot continu de lettrés bouddhistes circulait entre ces pays et l'Inde. Ce va-et-vient se prolongea pendant plusieurs siècles. Quand Fa Hsien, le pèlerin chinois, vint en Inde au Ve siècle, un millier d'années après le Bouddha, il constata que le bouddhisme y prospérait. Mais au VIIe siècle, Hsuan Tsang, pèlerin plus illustre encore, nota en Inde des signes de son déclin, bien qu'il eût gardé beaucoup de vitalité dans certaines régions. Un assez grand nombre d'érudits et de moines bouddhistes quittèrent peu à peu l'Inde pour la Chine.
Entre-temps, un renouveau du brahmanisme avait eu lieu sous le règne des Gupta, aux IVe et Ve siècles, parallèlement à une importante renaissance culturelle. Le phénomène n'était pas dirigé contre le bouddhisme, mais il exprimait toutefois une réaction contre son caractère supraterrestre et contribua certainement à renforcer le pouvoir du brahmanisme. Puis les Gupta durent résister aux invasions des Huns, et bien qu'ils en soient sortis vainqueurs, le pays se retrouva affaibli et une phase de décadence commença. Il y eut encore plusieurs périodes brillantes, illustrées par des hommes remarquables, mais brahmanisme et bouddhisme se détérioraient inexorablement, minés, aussi, par des pratiques dégradantes. Il devenait difficile de distinguer l'un de l'autre. C'est bien le brahmanisme qui absorba finalement le bouddhisme, mais dans ce processus, il subit lui aussi des transformations importantes.
Au VIIIe siècle, Shankarâchârya, l'un des plus grands philosophes de l'Inde, fonda des ordres religieux ou math pour y accueillir les ascètes et les moines hindous. C'était adopter la pratique bouddhiste de communauté monastique (sangha). Il n'avait existé jusque-là dans le brahmanisme que des petits groupes non organisés de sanyasin.
Des formes dégradées du bouddhisme se perpétuèrent au Bengale oriental et dans le Sind au nord-ouest. A ces exceptions près, la religion largement distribuée qu'avait été le bouddhisme disparut peu à peu de l'Inde.