Art. 244, juillet 2019 | document • Où il est question de la sauvagerie des Moïs et des Sedangs, et de Mayrena : L. Chanel, «Les Missions catholiques françaises dans le pays des Moïs», «A travers le monde», n° 39, 26 septembre 1896, p. 305-308.

Où il est question de la sauvagerie des Moïs et des Sedangs, et de Mayrena

 


L. Chanel, «Les Missions catholiques françaises dans le pays des Moïs», A travers le monde, n° 39, 26 septembre 1896, p. 305-308.

 

Chanel, au cours d'un voyage en Indo-Chine, a eu l'occasion de visiter les principales Missions catholiques françaises dont l'action s'étend jusqu'au Yun-Nan. C'est à l'aide des notes qu'il a bien voulu nous communiquer que nous avons pu compléter notre étude sur cette œuvre si hautement civilisatrice.

 

Non contents de travailler à la conversion des Annamites, nos missionnaires de l'Indo-Chine n'hésitent pas à pénétrer dans le pays déshérité des Moïs, pour y exercer leur saint ministère. M. Chanel nous montre combien leur œuvre est bienfaisante à la fois au point de vue de la France et de la civilisation.

Dans la longue chaîne des massifs montagneux qui, sur une étendue de plus de 1.200 kilomètres, bordent la côte de l'Annam, vivent des peuples de noms très divers, mais frères par la race et le faible degré de civilisation. Les Annamites les appellent Moïs, Les Laotiens Khas, et les Cambodgiens Peunong. On discute encore aujourd'hui sur leurs caractères anthropologiques et sur leur pays d'origine, les rattachant tantôt aux Dravidiens de l'Inde, tantôt aux Malais, tantôt à la race indo-négrienne.

Mais ce qui est certain, c'est que ce sont des tribus très arriérées, et qui méritent le nom de sauvages, que leur donnent dédaigneusement tous leurs voisins. Non pas qu'ils soient particulièrement farouches et cruels; la plupart des voyageurs ont été frappés au contraire de leur air de douceur timide. Mais le manque presque absolu de bêtes de somme, l'âpreté des montagnes, la toute-puissance des phénomènes naturels, et le défaut de toutes traditions de culture les obligent à mener une vie très misérable. Ils vivent groupés en tribus autonomes, mais souvent rapprochées par la solidarité des misères. Aucun souci du lendemain, aucune prévoyance, ce qui est la caractéristique des peuples sauvages. Ils cultivent quelques maigres champs de riz au milieu des forêts, qu'ils dévastent par le feu tous les deux ou trois ans; quand ils ont épuisé le sol, ils s'en vont brûler les arbres plus loin, parce qu'ils ne connaissent aucun instrument de labour et sont trop indolents pour retourner leurs champs. Comme ils ne font pas de provisions pour les jours de famine, après les huit mois de culture ils se trouvent souvent réduits pour subsister à des expéditions de brigandage même d'anthropophagie. Alors ils enlèvent des esclaves sur leurs frontières, et les vendent dans le Laos. Le Moï vend même à l'occasion sa femme et ses enfants.

Ces pauvres sauvages sont cependant accueillants et hospitaliers pour qui vient à eux en ami. Traqués par leurs voisins plus puissants, plus civilisés et plus vicieux, exploités, réduits en servitude par leurs marchands, on imagine quelle admiration ils peuvent éprouver pour des hommes désintéressés comme nos missionnaires.

L'évangélisation des Moïs a commencé depuis longtemps. On peut même dire que nous devons surtout aux missionnaires, comme les PP. Pinabel, Dourisboure, Combes et Guerlach, nos renseignements les plus précieux sur leurs mœurs.

Les premiers qui essayèrent de pénétrer dans la région des sauvages Moïs furent les P. Miche et Duclos en 1842. Partis de la mission de Lang-Son, à l'instigation de Mgr Cuénot, ils furent arrêtés avant d'avoir quitté l'Annam, condamnés à mort, et jetés dans les cachots de Hué, d'où ils ne sortirent que grâce à l'intervention du commandant Lapierre, en 1843. En 1848, le diacre annamite Dô pénétra enfin chez les Moïs en se faisant passer pour le domestique d'un marchand annamite. Pendant un second voyage il découvrit une nouvelle route, délaissée par les Annamites à cause de son caractère accidenté, mais précieuse en cette ère de persécutions. C'est par elle qu'en 1849 il guida les PP. Combes et Fontaine dans la région des Bahnars et des Run-Gao. En 1850, Kon-Koxam sur le Bla, la première chrétienté des Moïs sauvages, était fondée.

Aujourd'hui c'est à Kon-Toum, situé au milieu du réseau d'affluents du Sé-San, que se trouve le chef-lieu des missions françaises. Les Moïs de la région, Sédangs, Bahnars, Run-Gao, etc., se distinguent des autres tribus par des aptitudes particulières de forgerons. Leur pays est très riche en fer, et, selon le P. Combes, il y a dans ces parages plus de soixante-dix villages où l'on se livre au travail des métaux. Il n'y a pas de point de la région moï où l'industrie soit plus considérable.

C'est dans ce pays, raconte M. Chanel, que je me rendis le 28 janvier 1896. Parti de Lang-Son, je parviens, après sept jours d'un voyage pénible dans un pays des plus mal sains et des plus difficiles, au village bahnar de Poleï-Maria. On y voit, perchée sur pilotis, comme toutes les autres cases, la demeure du P. Guerlach, l'un des héros de nos missions.

Cette habitation, dont le plancher se trouve à plus de 2 mètres du sol comporte le logement du missionnaire auquel donne accès un escalier de forme européenne, et une chapelle où les sauvages grimpent à l'aide de troncs d'arbres inclinés et entaillés à la hache. C'est l'escalier indigène.

Poleï-Maria comptait alors deux cent deux chrétiens. C'était une des sept chrétientés que le P. Guerlach avait alors à administrer, et pour les visiter, ce qu'il faisait souvent, il ne lui fallait pas moins de dix heures de cheval. Aujourd'hui il a doublé le nombre de ses chrétientés.

A une forte journée de marche de Poleï-Maria, le P. Jannin réside dans une agglomération de trois gros villages, dont le principal est Kon Djeri Krong, sur le Bla. Non loin, à Reu Hi, le P. Noyet habite une maison d'un étage, vraie merveille pour le pays. Enfin, le P. Vialleton, supérieur de la mission, réside à Kon-Toum. Ce village étale ses cases dans la grande plaine du Run-Gao arrosée par les multiples méandres du Bla. Près de l'église en construction se dresse la case de Kroui, président de république qui a sur M. Félix Faure l'avantage de présider plusieurs républiques, car il est chef de la confédération des Bahnars, Run-Gao et Sédangs.

Cette confédération est l'œuvre des missionnaires. Ils ont opéré ce groupement pour empêcher à l'avenir qu'un aventurier comme le fameux Mayrena, couronné roi des Sédangs sous le nom de Marie Ier, vint abuser derechef de la bonne foi de ces primitifs.


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