art. 165, juin 2013 • Jacques Lecarme : «Visites à Suarès» (PAM n° 3, 2003)

Très tôt, trop tôt, André Suarès s’est figé dans le rôle du génie méconnu et banni, et cette statue héroïque a fait méconnaître une des intelligences les plus vives de sa génération. Il n’y a pas eu d’accomplissement du genre suarésien, mais une désespérante tentative de totalisation qui aboutit à un chantier de fragments éblouissants. Aujourd’hui, nombreux sont les redresseurs de torts romantiques qui rompent des lances pour mettre Suarès au niveau de Claudel, de Gide, de Valéry, de Saint-John Perse. Ils publient des inédits qui ressemblent assez à ce que Gide disait de Voici l’homme (1905): « un amas de feuillets ». Certes, il y eut des essais brefs, fulgurants et obscurs, sidérants et irritants, sur Pascal, sur Ibsen, sur Baudelaire, sur Dostoïevski, sur Tolstoï, et ceux-là impressionnèrent – au moins un temps – Gide, Claudel, Rivière, Paulhan et, bien sûr, André Malraux dont il sera question ici principalement. Mais il y eut aussi une surproduction de textes critiques dans diverses revues d’autant plus répétitifs que l’auteur est obsédé par la certitude de n’être ni lu ni loué, et des reprises en très nombreux volumes (Xénies, 1923, Présences, 1926, Variables, 1929, Portraits sans modèles, 1935, Valeurs, 1936), où l’on chercherait en vain un principe de composition ou de développement organique. C’est par le fragment que Suarès séduit et illumine, mais hors du fragment, et sur la longueur d’un livre qui les rassemble, il déçoit et il irrite. Le secret de Nietzsche (que Suarès a vitupéré obstinément) n’a pas été ici découvert. Il reste que des éclats brisés de Suarès ont pu naître pour ses successeurs, Malraux, Montherlant et Drieu, l’éclair et la foudre.

On supposera, ici, sans autres preuves que des études comparées de textes, que telles pages de Malraux sur Goya, paraissant dans La Psychologie de l’art, accomplissent avec une souveraineté miraculeuse, toutes les tentatives imparfaites d’un Suarès qui revenait à Goya dans la plupart de ses écrits. Au moment où Suarès reçoit le jeune Malraux, au début des années 1920, il accumule des notes « Pour un portrait de Goya », que l’on publiera sous ce titre bien après sa mort. A coup sûr, Suarès a été lu ou entendu par Malraux, mais il a été dépassé et transfiguré par lui, dans un registre commun qu’on pourrait désigner comme un mysticisme esthétique. On en trouverait, sans doute, d’autres sources vives chez Maurice Barrès et chez Romain Rolland. Mais le prédicateur le plus constant, l’apôtre le plus ardent, en est assurément Suarès, dont l’audience est alors très forte sur un cercle étroit des écrivains qui répugnent à l’avant-garde surréaliste, comme à l’académisme carriériste. L’échec de l’un peut engendrer l’accomplissement de l’autre, et la lecture de Suarès a contribué à l’écriture triomphale de La Psychologie de l’art, tout spécialement de « La Monnaie de l’absolu ».

 

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© www.malraux.org / Présence d’André Malraux sur la Toile

Texte mis en ligne le 10 juin 2013

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