Texte repris du hors-série n° 1 de Présence d'André Malraux, 2004 : actes de la journée d'étude consacrée à «Malraux et l'Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France», BNF, 23 mai 2013.
Jean-Pierre Zarader
André Malraux : penser l’art
Pour Jean-Pierre Zarader, l’entreprise de l’Inventaire général parait d’abord contredire le concept du Musée Imaginaire – et l’on peut même définir celui-là comme la somme ouverte de ce qui est demeuré in-annexable par celui-ci. Mais précisément parce qu’il pose la question du dehors et nous jette au cœur de la problématique du Musée imaginaire, hanté par ce qui en constitue la marge et ne cesse de l’interroger, l’Inventaire oblige à redonner à la pensée de l’art de Malraux sa dimension proprement philosophique et à replacer cette pensée dans le dialogue souterrain qu’elle engage avec la philosophie contemporaine.
L’Inventaire Général semble d’abord très éloigné du Musée Imaginaire, au point de pouvoir en constituer l’antithèse, comme Malraux lui-même le laisse entendre dans L’Homme précaire et la littérature. Alors que le Musée Imaginaire est une totalité, qui accueille en son sein une pluralité d’œuvres – ce qui s’oppose à l’idée d’une simple diversité culturelle à laquelle on réduit souvent ses écrits sur l’art – l’Inventaire, privé du principe d’unité qui caractérise le Musée imaginaire, serait plutôt du côté du mauvais infini : accumulation, proprement monstrueuse de données, qui ne pourraient, contrairement aux œuvres du Musée, nous parler, nous être présentes. L’Inventaire est, par sa nature même, un monde du silence, le monde des sans voix. Et par son application à localiser les objets dans l’espace et le temps, par la contextualisation qu’il opère, il méconnaît en un sens l’essence même du Musée Imaginaire, la métamorphose qui exige qu’une part au moins du présent de l’œuvre soit condamnée à l’oubli, irrémédiablement perdue, pour que celle-ci entre dans ce que Malraux nomme la présence. La métamorphose est bien l’oubli, la perte essentielle des origines, et en ce sens les analyses malruciennes annoncent les réflexions de Jacques Derrida sur la notion même d’écriture comme différence. C’est en ce sens que Malraux affirme : «Toute œuvre d’art survivante est amputée, et d’abord de son temps» (VS, 63). Tout se passe donc comme si la métamorphose, finalement, défaisait – au moins en partie – ces liens d’appartenance que l’Inventaire, patiemment, tissait. Tel Pénélope, l’Inventaire tisserait des liens que la métamorphose et le temps lui-même devraient défaire si, d’aventure, l’une de ses œuvres devait accéder au Musée Imaginaire et au statut d’œuvre d’art. En ce sens, c’est bien le refus par Malraux de toute empathie (Einfühlung) que l’Inventaire semble ainsi méconnaître. Cette insertion de l’œuvre dans une topologie et une histoire, qui a si justement été évoquée à propos de l’Inventaire, se trouve ainsi pour le moins mise en cause par la notion même de métamorphose. Car si Malraux a des connaissances historiques, s’il ne se désintéresse pas de l’histoire de l’art, il ne se veut pas historien d’art et il revendique lui-même explicitement, pour ses écrits sur l’art, un statut distinct tout autant de l’histoire de l’art que de l’esthétique.
Le problème se pose donc de savoir si l’Inventaire est un monde. Pour le Musée Imaginaire, la réponse est affirmative. Malraux parle, si l’on s’en tient aux textes, du «monde-de-l’art», et même de «notre monde de l’art» qui est indissociable du Musée. Il faudrait du reste interroger chacun des termes de cette expression pour mettre en évidence cette unité du Musée Imaginaire qui, bien que travaillée par des tensions internes, ne fait chez Malraux aucun doute. Dans le cas de l’Inventaire, au contraire, cette unité semble absente : l’Inventaire apparaît plutôt comme une collection ou une accumulation de données qui peut à bon droit être qualifiée d’irrationnelle. C’est sur ce point précis que Musée Imaginaire et Inventaire Général s’opposent. L’unité que Malraux affirme du Musée, on la trouve déjà exprimée dans le titre même qu’il donne à son premier grand livre sur l’art : Les Voix du silence. C’est bien le fait que ces œuvres nous parlent, nous sont présentes, comme dit Malraux, qui constitue l’unité du Musée. Sans doute les civilisations dont sont issues ces œuvres ont-elles pu disparaître, – c’est la thèse de Spengler que sur ce point Malraux reprend – et leurs divinités elles-mêmes qu’on croyait éternelles ont-elles pu se révéler mortelles, mais à l’encontre de Spengler Malraux affirme que quelque chose nous parvient de ce silence : les statues des anciennes divinités nous parlent en tant que sculptures. C’est cette métamorphose – pour aller vite : du cultuel en culturel – qui constitue l’unité du Musée Imaginaire. Car c’est évidemment leur annexion par le Musée qui fait de ces œuvres sacrées des œuvres d’art. Malraux ne se contente d’ailleurs pas d’affirmer que les œuvres du passé nous parlent d’une voix une, il va jusqu’à affirmer qu’elles se parlent. Il y a donc, au sein du Musée Imaginaire, un dialogue des œuvres entre elles qui vient du fait qu'elles nous sont présentes. Ce qui veut dire – car la présence ici, si on l’entend bien, porte absence – que ces œuvres sont arrachées à leur temps et à leur lieu.
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Texte mis en ligne le 11 juin 2016
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