Brassaï : «Conversations avec Picasso», 1964 (puis 1997)

Brassaï [Gyula Halasz] rapporte les nombreuses conversations qu’il a eues avec Picasso ou dont il a été le témoin. Malraux rend visite au peintre dans son atelier des Grands-Augustins en 1945. L’écrivain rentre tout juste d’Allemagne où la Brigade Alsace-Lorraine a accompagné la Première Armée Française commandée par le général de Lattre de Tassigny.


 

André Malraux [en 1945] : J’ai parcouru les grandes cités : Berlin, Hambourg, Francfort, Munich… Toutes sont en ruine… Il faut voir ça ! C’est inimaginable !… Je rentre de Nuremberg. Cette ville des grandes parades d’Hitler n’est plus qu’un sinistre squelette…

Picasso : Ça doit être hallucinant…

Malraux : Oui, hallucinant ! Spectacle apocalyptique ! Plus de rues… Rien que des carcasses parmi lesquelles de gros bulldozers se fraient un passage. On dirait des chasse-neige à travers des amas de maisons réduites en poussière. J’ai vu, par exemple, le Musée d’Histoire naturelle. Quelques pans de murs en restent seuls debout… Les explosions ont projeté un peu partout les squelettes humains et animaux… Ils vous regardent çà et là dans des positions imprévues et parfois à travers les carreaux brisés des fenêtres. C’est la maison de l’épouvante… La maison des morts… Savez-vous ce qu’elle évoque pour moi : Goya !

 


Source :

BRASSAÏ, Conversations avec Picasso, Paris, Gallimard, 1997 [1964], p. 237-238.