Image of Brigitte Hernandez : «Le Malraux de Béjart – Après Baudelaire, Nijinsky, Molière et Nietzsche Maurice Béjart s'attaque à un aventurier du XXe siècle», et Bernard Henri Lefort : «Malraux et la danse», «Les saisons de la danse», 15 novembre 1986, n° 187, p. 6-8.

Brigitte Hernandez : «Le Malraux de Béjart – Après Baudelaire, Nijinsky, Molière et Nietzsche Maurice Béjart s'attaque à un aventurier du XXe siècle», et Bernard Henri Lefort : «Malraux et la danse», «Les saisons de la danse», 15 novembre 1986, n° 187, p. 6-8.

Nous publions des extraits de la conférence de presse que Maurice Béjart a donnée le 6 octobre 1986 à Paris, sur son nouveau ballet Malraux ou la métamorphose des dieux. Créé à Bruxelles en novembre, il sera repris à Paris au printemps.

Malraux ou la métamorphose des dieux est un ballet sur lequel je travaille depuis deux ans. Cette rencontre avec Malraux a été et est encore un éblouissement. Au début, c'était presque une boutade et puis petit à petit, c'est devenu une histoire d'amour extraordinaire. Malraux est quelqu'un qui me bouleverse, qui me surprend chaque jour, qui m'apporte chaque fois quelque chose de nouveau et de différent. Il est d'une telle richesse que je dois à chaque instant réviser mes idées.

Je l'ai rencontré trois fois. La première à Grenoble, à l'inauguration de la Maison de la culture. Nous donnions Le Voyage et Baudelaire. A l'issue d'une des représentations, Malraux m'a dit : «Quelle drôle d'idée de faire un ballet sur un poète !» Je lui ai répondu en riant : «Qui sait, peut-être un jour je ferai un ballet sur vous…» Mais à ce moment-là je n'y pensais pas du tout, je trouvais même cela absurde.

La deuxième et troisième fois, nous nous sommes rencontrés pour parler de l'Opéra de Paris; la conversation tourna court parce qu'au fond je sentais que l'Opéra de Paris ne l'intéressait pas et moi non plus… Je lui ai alors demandé s'il connaissait en Inde, les grottes de Kahnery, car je m'étonnais qu'il n'en fasse pas mention dans ses ouvrages. Il m'a répondu que c'était une des grandes émotions de sa vie et nous avons passé le reste du temps à parler de l'Inde…

Malraux reste pour moi une énigme. Je ne peux pas prétendre le connaître bien; au fond personne ne connaît personne, nous sommes tous uniques, enfermés, cherchant à sortir de notre coquille. Mais je dirais que Malraux me bouleverse parce qu'il est unique, en Occident du moins. A la fois grand écrivain et grand homme d'action. C'est un des romanciers majeurs du XXe siècle. Il était aussi aventurier, héros, combattant, ministre, homme de l'art (le premier à donner à l'art national une portée internationale en affirmant que ce patrimoine appartient à tous); il s'est cassé la gueule en avion, s'est battu sur différents fronts, a été quasiment fusillé par les Allemands… Malraux était un homme profondément engagé.

Il a dit du théâtre : «Le théâtre ce n'est pas vrai, ce qui est important c'est la course de taureaux… Le roman ce n'est pas vrai, ce qui est important c'est la mythomanie…» Malraux est le grand mythomane du siècle : il n'a jamais, par exemple, participé à la révolution chinoise et pourtant ses romans apparaissent comme des reportages vécus; alors que lorsqu'il relate ses rencontres avec Mao, de Gaulle, Nehru on a l'impression que c'est du roman ! C'est ce qui est fantastique car c'est plus vrai que vrai ! Malraux était un mythomane farfelu qui s'est projeté dans des visions de romancier, mais qui débouchent sur une action. La vie et la fiction se mélangent, c'est ce qui fait l'unité du personnage…

 

Le personnage principal du ballet, c'est la mort

Dans le ballet, personne ne tiendra le rôle de Malraux. Pas plus que celui de Clara ni d'aucun des grands hommes qu'il a connus. Je n'allais pas faire une biographie de quelqu'un qui a refusé d'en faire une lui-même et qui a écrit les Antimémoires… Le personnage principal du ballet c'est la mort, qui a hanté Malraux dans sa vie et dans ses romans. Son père et son grand-père se sont suicidés, la femme qu'il aimait, Josette, a été écrasée par un train, ses frères ont été tués par les Allemands, tous les êtres qu'il a aimés ont été touchés par la mort. Lui passait à travers tous les accidents. C'est le jeu, comme la corrida. La mort dirigera donc le ballet. Dans le sens où Flaubert a pu dire : «Madame Bovary, c'est moi», on pourra trouver Malraux dans tous les personnages.

Ce ne sera pas non plus une chorégraphie sur La Condition humaine ou L'Espoir, mais un ballet sur la métamorphose. On dit des dieux qu'ils sont des humains et que les humains sont des dieux; la métamorphose, c'est ce va-et-vient perpétuel de Malraux agnostique entre la recherche d'un dieu évident, inconnu et renié, et l'homme qui représente malgré tout les valeurs suprêmes de l'humanisme.

On peut se poser la question de savoir si Malraux ou la métamorphose des dieux est un ballet. En tout cas, quelques textes seront dits par les danseurs. Quant à la musique, elle vient à la fois de Malraux et de moi. Lors d'une de nos trois rencontres, Malraux m'a confié : «Vous avez fait un ballet sur la 9e symphonie de Beethoven, pourquoi pas sur la 7e, c'est plus dansant et c'est ma préférée. Des morceaux de la 7e symphonie interviendront donc un peu comme des flashes de mémoires.

J'ai travaillé aussi sur des quatuors, des sonates pour violon et piano, et sur des pièces pratiquement inconnues, telles les œuvres pour mandoline, qui sont très drôles et surprenantes quand on connaît Beethoven. Hugues le Bars, qui a composé la musique du Concours et d'Arepo, a créé une musique très dense et humoristique. On oublie ou on ne connaît pas le côté humoristique de Malraux. Un de ses ouvrages, Le royaume farfelu, est tout à fait surréaliste et certains de ses personnages, comme Clappique dans les Antimémoires, possède un humour très surréaliste…

Quand on réalise un travail comme celui-ci sur un écrivain, on ne se dit pas que l'on va relire toute son œuvre. On commence un livre déjà lu, puis un autre et ainsi de suite. Comme je suis insomniaque, je lis la nuit, je me rendors; j'ai vécu ainsi environné de livres posés à l'envers sur des pages qui s'ouvraient et se refermaient. J'ai relu à peu près l'ensemble de l'œuvre de Malraux, mais dans le désordre, ce qui m'a permis de voir à quel point les personnages, au fil des livres, se transforment, se déguisent, reviennent.


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