D/1974.10.16 — Le Courrier du Val-de-Marne, 9 – 16 octobre 1974, n° 211, p. 1 et 5.
Il est venu à Créteil célébrer le 30e anniversaire de la Libération avec ses compagnons d'armes de la Brigade Alsace-Lorraine. Malraux : «Créteil, c'est une réussite.»
«Cette réalisation est la réussite la plus parfaite. Parti du vieux Créteil et non d'une puissante capitale, c'est sensationnel comme réalisation et comme unité. Parce que la municipalité, ou, enfin, l'organisation a laissé le livre choix aux architectes. Ce ne sont pas des copies, mais toutes les choses réunies sont de la même époque, comme si on avait une ville du dix-huitième siècle avec plein d'architectes qui auraient fait des maisons différentes. Ça, c'est bien !»
Telle est la déclaration faite par M. André Malraux au représentant du Courriel du Val-de-Marne, à l'intention exclusive de nos lecteurs.
On trouvera en page 4 [sic] le compte rendu complet de la visite de M. Malraux à Créteil, et le texte de son discours, ainsi que ceux de M. Billotte et du Dr Bernard Metz, président de la brigade Alsace-Lorraine.
André Malraux : «Nous venons de voir l'une des réalisations les plus importantes de France.»
«En votre nom à tous, mes camarades, je remercie le maire de Créteil de l'hospitalité et l'honneur qui nous ont été faits par le général Billotte, et je voudrais dire très simplement : Nous venons de voir l'une des réalisations les plus importantes de France, indiscutablement.
«Mon général, nous sommes bien contents, et vous serez chez vous.
«Vous avez lu aussi dans le bulletin de la Brigade que les enfants de Toulouse, conduits par leur maître, qui était d'ailleurs leur maitresse[1] sont allés revoir à Durestal ce qui restait du maquis, c'est-à-dire d'une cabane, des trous et des morts dans la grande indifférence des arbres.
«Je vais vous dire ce que j'aurais voulu dire à ces enfants si à ce moment j'avais été là. Ce qui s'est passé a été profond comme tout ce dont la mort se mêle, mais aussi très simple.
«C'est donc une grande chose comme on vient de le redire, que de dire non quand on n'a rien pour le dire, pas même une voix. Nos compagnons n'ont fait que cela, mais ils l'ont fait. Et leur voix de silence a été si forte que les enfants l'ont comprise.
«Maquisards en calot, habitués aux bazookas et à la forêt nous avions pris position en avant de notre première division blindée paralysée par une boue préhistorique. Il se fit tuer en distribuant des casques à ses hommes. Nous l'avons enseveli au cimetière de Croix-de-Canche, où sont enterrés les soldats dont on a rapporté le corps.
«Les petites filles et l'institutrice avaient passé la nuit à coudre et toutes nos tombes étaient fleuries de drapeaux enfantins.
«Il existe un maquis symbolique de tous les maquis de France… Il eut le grand honneur d'être le premier exterminé. Pas pour toujours. C'est, vous le savez, le maquis des Glières. L'année dernière on y a rendu hommage à ses morts, tous ces compagnons inconnus. Ce ne fut pas une mauvaise idée de la part de ceux des Glières de penser à nous…
«Le matin, devant cette multitude perdue dans le cercle géant des Glières, je pensai à ces petits agonisants en face de la plus orgueilleuse indifférence du monde, celle de l'immensité. Et j'ai fait dire par la statue qui mène dans l'ombre au fond du monument :
«Dormez sous la garde que monte autour de vous la solennité de ces montagnes. Elles ne se soucient guère des hommes qui passent. Mais ceux qui iront ici découvriront grâce à elles que toute leur solennité ne prévaut pas sur le plus humble sang versé quand il est un sang fraternel !»
«Les nôtres n'ont pas connu l'indifférence de la montagne, ils ont connu celle de la forêt, et sur leur corps aussi l'oiseau chantait comme sur les corps des soldats abandonnés.
«Je les ai retrouvés un autre jour, ou plutôt une autre nuit.
«Je revenais des funérailles du général de Gaulle. Je voyais encore la paysanne que les fusiliers marins avaient laissé passer derrière le char qui portait le cercueil. Une autre multitude silencieuse portait à l'arc de triomphe les marguerites ruisselantes de pluie qu'elle avait apportées jadis à Victor Hugo.
C'était une foule de femmes, une marche étouffée dans la nuit pluvieuse, vers l'immense drapeau dont le claquement emplissait l'arche sonore. Les traînées de la pluie s'inclinaient comme des lances, un silence infini venait de Paris. A Pékin, les drapeaux étaient en berne sur la cité interdite. La fraternité nocturne montait pas à pas vers l'arc et la flamme, tour à tour claquée par le vent et ressurgie éteignait ou illuminait les faces ruisselantes. La foule portait ses pauvres fleurs au plus grand d'entre nos morts, et par lui à tous, je pensais aux nôtres sous la pluie de Croix-de-Canche, je pensai que le général de Gaulle accueilli dans la grande nuit eut tendu la main vers eux à cette heure d'éternité où la France disait avec le chuchotement de la ville éteinte : «Quand vous vous lèverez d'entre les morts»… Alors le général de Gaulle aurait fait signe au plus proche de monter l'avenue avec lui, parce que, comme la paysanne noire derrière le char et le vrai cercueil, ils n'avaient fait que ce qu'un homme peut faire, mais ils avaient été la France.
«Voilà ce que j'aurais voulu dire aux enfants qui fleurirent nos tombes à Croix-de-Canche, et aux vôtres, mes compagnons. Peu importe, on le leur dira pour nous.
[1] Mme Saddier, professeur de français et de philosophie au lycée Toulouse-Lautrec à Toulouse, est allée l'année dernière avec ses élèves de 4e se recueillir à Durestal en Dordogne dans le maquis du colonel Berger (André Malraux). Ils ont fleuri les tombes du cimetière de Croix-de-Canche. André Malraux l'a appris et a voulu les rencontrer. Mme Saddier, invitée à Créteil nous a expliqué qu'un de ses élèves de 13 ans avait déclaré après cette rencontre : «Cette année restera marquée en moi comme une cicatrice sur mon visage»; le grand écrivain leur avait expliqué que le choc que la vie réservait à chacun leur permettait de faire face et de se personnaliser. Et que les œuvres d'art ont pour mission essentielle de faire prendre conscience aux gens de la grandeur qu'ils ignorent en eux.