D/1926.07.31 — André Malraux : «André Malraux et l’Orient», déclaration aux «Nouvelles littéraires

«André Malraux et l'Orient», Les Nouvelles littéraires, 31 juillet 1926


 

Déclaration d'André Malraux

 

André Malraux et l'Orient

 

 

Nous avons eu à maintes reprises l'occasion de signaler l'attraction qu'exerce actuellement l'Orient sur les intellectuels d'Occident. Les nombreux écrivains français qui sont allés au cours de ces derniers mois dans l'extrême ou le proche Orient commencent maintenant à publier leurs récits de voyage : nous avons eu successivement Dans l'Inde de Mme Sylvain Lévy, La Féerie Cinghalaise de Francis de Croisset, Cochinchine de Léon Werth, Le Dépaysement Oriental de Robert de Traz, Rien que la Terre de Paul Morand, d'autres encore. Mais ce ne sont là que des recueils d'impressions fugitives; le livre qu'André Malraux publie sous ce titre : La Tentation de l'Occident, lui a été inspiré par un séjour de plusieurs années en Indochine; c'est pourquoi il nous a paru intéressant de recueillir ces déclarations que nous a faites le jeune écrivain, et dont il prend bien entendu toute la responsabilité :

 

Le caractère essentiel de notre civilisation, c'est d'être une civilisation fermée. Elle est sans but spirituel : elle nous contraint à l'action. Ses valeurs sont établies sur le monde qui dépend du fait : celui des gestes, de l'analogie et du contrôle. Le point commun à toutes les civilisations de l'Asie est, au contraire, la passivité de leurs plus hautes expressions humaines. La notion de l'homme que nous avons héritée de la chrétienté fut instituée sur la conscience exaltée de notre désordre fondamental; un tel désordre n'existe pas pour l'extrême oriental, pour qui l'homme est un lieu plus qu'un moyen d'action. Si l'on retraduisait littéralement en français le titre de la traduction chinoise de La Tentation de l'Occident, on trouverait : Propositions de l'Orient.

La primauté de la métaphysique, la volonté de lui livrer l'homme tout entier, en orientant toutes les civilisations asiatiques, les ont amenées à ne tirer aucun profit de leurs individus les plus grands. De là leur stabilité, jusqu'au siècle dernier; de là le danger que nous pressentons pour elles. La Chine et l'Inde assimilèrent toujours leurs vainqueurs, mais ces vainqueurs furent des peuples exclusivement guerriers, qui durent prendre place dans l'ordre chinois ou hindou pour parer le but de leur propre conquête : l'oisiveté dans la domination. Nous apportons, nous, une suite de besoins différents : chacune de nos victoires, de nos actions en appelle d'autres, et non le repos. Le cercle est fermé.

Echapper au rythme de notre civilisation et la regarder avec une curiosité désintéressée, il semble bien que ce soit la condamner. Elle n'a d'autre but que son développement matériel : elle ne nous propose que les raisons d'être les plus basses. Mais une telle condamnation est impossible : notre civilisation est dirigée par nos besoins qu'ils soient ou non misérables. Ce que la confrontation de deux civilisations en lutte fait naître en nous, c'est une sorte de dépouillement dû à la découverte de leur double arbitraire. Eprouver la sensation que notre monde pourrait être différent, que les modes de notre pensée pourraient n'être pas ceux que nous connaissons donne une liberté, dont l'importance peut devenir singulière. La vue que nous prenons de l'Europe lorsque nous vivons en Asie est particulièrement propre à toucher les hommes de ma génération, parce qu'elle donne à nos problèmes une intensité extrême, et parce qu'elle concourt à détruire l'idée de la nécessité d'un monde unique, d'une réalité limitée. Car notre domaine me semble être surtout celui du possible. Chaque génération apporte une image du monde créée par sa souffrance, par le besoin de vaincre sa souffrance; le premier présent de la nôtre, j'ai la conviction que c'est la proclamation de la faillite de l'individualisme, de toutes les attitudes, de toutes les doctrines qui se justifient par l'exaltation du Moi. Le fait capital de l'Occident, à mes yeux, dans l'ordre intellectuel, c'est la nécessité où se trouve presque toute la jeunesse européenne de rompre avec l'effort d'un siècle, bien que sa sensibilité n'en soit pas encore complètement détachée. Toute la passion du XIXe siècle, attachée à l'homme, s'épanouit dans l'affirmation véhémente de l'éminence du Moi. Eh bien ! cet homme et ce moi, édifiés sur tant de ruines, et qui nous dominent encore, que nous le voulions ou non, ne nous intéressent pas. D'autre part, nous sommes décidés à ne point écouter l'appel de notre faiblesse, qu'il nous propose une doctrine ou une foi.

On a dit que nul ne peut agir sans foi. Je crois que l'absence de toute conviction, comme la conviction même, incite certains hommes à la passivité, et d'autres à l'action extrême.

L'objet de la recherche de la jeunesse occidentale est une notion nouvelle de l'homme. L'Asie peut-elle nous apporter quelque enseignement ? Je ne le crois pas. Plutôt une découverte particulière de ce que nous sommes. L'une des lois les plus fortes de notre esprit, c'est que les tentations vaincues s'y transforment en connaissance.

 

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