D/1945.01.26 — «André Malraux invite le MLN à définir sa tâche et à s'y mettre», compte rendu de la séance du mercredi 24 janvier du congrès de la Résistance, accompagné de très larges extraits du discours que Malraux prononça au cours de cette troisième journée du congrès. Combat, [Paris], n° 198, 26 janvier 1945, p. 1 et 2.
Sous le titre «Intervention d'André Malraux» dans Premier Congrès national. Mouvement de libération nationale. Janvier 1945. Enseignement, agriculture, questions féminines, presse, politique générale, Paris, Imprimerie de Sceaux, 1945, p. 129-137 et 144.
André Malraux
Une nouvelle résistance commence
Congrès M.L.N. du 23 au 28 janvier 1945, à Paris
Camarades,
Etes-vous bien sûrs que le Mouvement de Libération Nationale que nous avons connu il y a un an, les uns et les autres, alors qu'on ne l'appelait encore que par ses prénoms : «Combat», «Libération», etc. existe encore ?
Est-ce que, dans cette salle où nous sommes en train de nous prendre pour un second gouvernement – que nous ne sommes pas – vous retrouvez l'âme qui a été la vôtre au coin des rues, au moment où la Gestapo était derrière vous, l'heure du frottement agréable d'une poche de pardessus remplie de tracts contre une vareuse allemande ? Il ne faudrait pas nous leurrer indéfiniment. Le Mouvement de Libération nationale est une des formes de la conscience de ce pays, mais il est aussi autre chose de vulnérable, et, par bien des points, de mourant.
Il s'agit sérieusement de savoir, alors que nous sommes tous réunis pour la première fois, si nous allons retrouver ensemble ce qui a été notre raison d'être, notre dignité et tout le poids dont nous avons pu peser, à un moment, sur la France même, ou bien si nous allons devenir une sorte de parti agonisant à côté des cadavres que nous avons méprisés quand nous nous battions. (Vifs applaudissements.)
Qu'était donc le M.L.N. alors qu'il comptait pour tant de consciences françaises ?
Nous finissons par n'en garder que le souvenir d'une sorte de guérilla obscure. C'était tout de même autre chose, et ce n'est pas à moi de vous l'enseigner, puisque nous l'avons fait touts ensemble. Le M.L.N., dans ce qu'il a eu d'actif et de véritable, c'était un certain nombre d'hommes qui, à un moment où il n'y avait plus en France qu'une course éperdue à des places si spontanément et gentiment offertes, se sont souvenus par hasard d'une phrase de «Monsieur Hitler», la phrase la plus intelligente qu'il ait dite de sa vie : «Quand des hommes veulent se battre et qu'ils n'ont pas d'armes, il finit par leur en pousser au bout des bras». Il nous en est poussé au bout des bras, et ce furent, à la fin, des armes allemandes.
Qu'avons-nous fait, les uns et les autres ? Nous avons lentement mis sur pied une organisation générale de guerre, qui attaquait des convois allemands et arrivait à faire manger nos maquis. Mais elle faisait autre chose. Elle arrivait lentement à l'élaboration du «plan-ver» que la plupart d'entre vous connaissent, c'est-à-dire qu'elle mettait en place un certain système de dynamitages, d'embuscades, pour que, le jour où le débarquement allié se ferait en France, il fût au pouvoir de la Résistance française de paralyser la concentration des forces allemandes assez longtemps pour que se fît la concentration des forces de débarquement, en quelque lieu que se produisît celui-ci. Ceci a été fait par vous, avant tous les autres. (Vifs applaudissements.)
A cette époque, nous avons eu en face de nous une armée puissante. Nous avons aussi été beaucoup aidés. Lorsque nous avons vu arriver le débarquement, nous avons vu arriver également l'armée de l'Empire, nous avons vu arriver tous ceux des nôtres qui avaient pu rejoindre l'Algérie et nous avons vu arriver enfin l'armée des grands empires, l'armée bien équipée. Nous n'étions ni l'armée des grands empires, ni l'armée bien équipée : nous étions la France en haillons; mais c'est elle qui a permis à l'armée qui débarquait d'arriver à temps à Paris. (Applaudissements.)
Ces deux points décisifs : l'organisation générale d'un plan qui permettait l'action militaire et le maintien de la route de Grenoble libre qui a permis à l'armée de la Méditerranée d'arriver à temps à Lyon, alors que si elle avait dû emprunter la route du Rhône – comme elle le voulait – elle y serait encore, ont été les deux acquits décisifs de la Résistance française et ont compensé largement l'aide que nous a donnée pendant si longtemps le parachutage anglais. N'oublions pas que les Alliés nous ont aidés; que nous avons été armés par eux; que, sans eux, nous n'aurions vraiment rien eu. Souvenons-nous du temps où nos G. F. incendiaient les trains de fourrage avec des boîtes d'allumettes ! Mais si nous avons eu les armes qu'ils nous ont données, nous le leur avons rendu largement. A l'heure actuelle, sur ce plan, la France peut remercier, mais la Résistance est quitte.
Messieurs, la situation dans laquelle nous nous trouvons est exactement celle de cette époque-là. Aucun d'entre vous n'aurait alors songé un instant à aller dire, soit au gouvernement d'Alger, soit aux Alliés, soit à quiconque : «Vous devez faire telle chose pour nous». Nous leur disions : «Voilà ce que nous voulons faire. Aidez-nous ou ne nous aidez pas, nous le ferons avec ce que nous aurons». Et, comme nous étions résolus à le faire, ils nous ont donné ce dont nous avions besoin. Dans un éditorial de Combat, d'hier, notre ami Pierre Herbart disait qu'un certain nombre des chefs de la Résistance de la région parisienne avaient rencontré le général de Galle à son arrivée et qu'il leur avait déclaré : «Le poids de la Résistance en France sera le poids de son efficacité». C'est une phrase que nous devons entièrement accepter. Nous ne sommes pas une association d'anciens combattants qui viennent demander à qui que ce soit une aide, une reconnaissance ou des places au nom de leurs vieilles médailles. Nous sommes des combattants encore vivants, qui seront capables de refaire demain ce qu'ils ont fait hier. (Vifs applaudissements.)
[…]
Nous arrivons au problème qui a été considérable cet après-midi, le dernier d'ailleurs, celui de fusion ou de fédération. Sur la fusion, je ne vous ferai pas perdre un temps très long; il suffit d'avoir parlé avec un certain nombre d'entre vous pour savoir qu'il y a dans cette salle une majorité tellement écrasante contre la fusion qu'elle ne sera pas proposée (Protestations.) Le problème de fusion se pose, attendons qu'il soit proposé et voté.
Mais s'il me semble que l'immense majorité d'entre vous est contre l'idée de fusion, je crois également que cette même majorité désire trouver le point sur lequel une unité d'action à déterminer des groupes de la Résistance peut s'établir. Pour répondre à cette question, je reprendrai le résumé de tout ce que j'ai dit tout à l'heure, c'est-à-dire que nous, M.L.N., n'avons pas à commencer par aller discuter avec tel ou tel parti, que ce soit le Parti Communiste avec son énergie, ou le Parti Socialiste avec ses vertus et ses faiblesses, étant donné que nous ne faisons rien, ni les uns ni les autres. Si nous faisons quelque chose, comment s'arrangera-t-on ? Il vaudrait mieux faire des choses sérieuses, comme, par exemple :
1° Prendre à la charge du M.L.N. la déclaration publique et solennelle que la Résistance, dans la mesure où elle l'incarne, ne transigera pas sur la nationalisation du crédit.
2° Se mettre au service du Gouvernement et prendre l'initiative de faire plus que le Gouvernement n'a fait sur un point déterminé : je reprends les prisonniers, mais c'est à vous de choisir.
3° Nous faisons le travail;
4° Le travail étant avancé, nous disons à n'importe quel groupe à qui il convient de venir à nos côtés : «La maison vous est ouverte, nous ne vous demandons pas d'être des majoritaires; il n'est pas question de choses de ce genre. Voulez-vous ou non travailler au sein de la perspective dans laquelle nous travaillons ?
Je dirai que pour moi, quiconque est à la fois d'accord sur notre objectif immédiat et prêt à y participer de tous ses efforts, et d'accord sur notre objectif lointain et résolu à ne pas escamoter la nationalisation du crédit, celui-là est nôtre et nous voulons travailler avec lui. Mais c'est sur la base de ce que nous ferons ensemble et surtout de ce que nous aurons fait d'abord, que nous aurons le droit de parler et d'agir et que nous maintiendrons ce qui a été en son temps, le M.L.N. : une grande force de l'énergie française et non pas une certaine façon d'aller discuter tranquillement avec des gens qui, lorsqu'ils ont fait peu de choses, pourront toujours s'en prévaloir, puisqu'il ne s'agira pas de ce qu'on a fait, ou avec des gens qui, s'ils ont fait beaucoup, peuvent proposer d'autres objectifs.
Sur quoi pouvons-nous être d'accord ? Sur ce que nous pouvons faire, mettons-nous donc d'accord dans ce congrès. Nos objectifs étant acquis, acceptons-les comme une discipline absolue, et, une fois acceptée comme telle, alors demandons aux autres s'ils veulent faire alliance : «Vous convient-il d'entrer ici et de venir avec nous ? Si oui, nous ne vous demandons absolument ni privilège, ni prééminence, mais d'abord, êtes-vous d'accord sur ce que nous allons faire ?» (Applaudissements.)
Camarades, j'ai terminé. Le problème initial de la Résistance me paraît recommencer aujourd'hui exactement sous les mêmes formes, avec les mêmes misères que jadis. Nous devons reprendre à pied d'œuvre un travail nouveau; ou bien nous ne voudrons pas reprendre ce travail et nous irons tranquillement négocier, auquel cas nous ajouterons de nouveaux cadavres à d'anciens cadavres. Ou bien, nous voulons sérieusement agir, alors nous devons, sans illusions, nous dire dès maintenant ensemble : «Une nouvelle Résistance commence», et je vous dis à tous, qui avez été capables, quand vous n'aviez rien, d'en faire une première, vous serez oui ou non – et je dis oui – capables de la refaire quand vous avez tout entre les mains. (Applaudissements prolongés.)