«La Condition humaine. Premier Entretien avec André Malraux», entretien accordé à L'Express sur l'adaptation théâtrale du roman, L'Express [Paris], n° 83, 25 décembre 1954, p. 10-11.
Entretien accordé à J.-J. Servan-Schreiber.
Premier entretien avec André Malraux
(Situation politique de la France, l'adaptation au théâtre ou au cinéma)
Extraits :
1.
On nous dit : l'adaptation de Thierry Maulnier est-elle une bonne ou une mauvaise pièce ? Pour moi ce n'est pas une pièce du tout. Une adaptation théâtrale n'est jamais une pièce, une adaptation cinématographique n'est jamais un film. L'adaptation est un genre, et ne peut se comparer qu'à une autre adaptation.
La preuve, c'est qu'elle est à sens unique. On adapte le roman au théâtre et au cinéma, on n'adapte ni le film ni le théâtre au roman. Il y a eu, bien sûr, le « le film complet », mais ce n'est pas sérieux. Des hommes de théâtre ont adapté des chefs- d'œuvre, pas un romancier n'a adapté une pièce de théâtre.
Si longtemps que le théâtre fut la forme d'art privilégiée de notre civilisation, l'adaptation semblait aller de soi. Mais je ne vois pas qu'on n'ait adapté alors L'Astrée, ni La Princesse De Clèves, ni le Grand Cyrus, ni Candide, ni Les Liaisons dangereuses. Lorsque le roman est devenu la forme privilégiée de la civilisation, c'est-à-dire au XIXe siècle, l'adaptation est née. Parce qu'elle est née du roman. Il est impossible de dire «Nous allons voir l'adaptation des Frères Karamazov » comme « Nous allons voir L'Annonce faite à Marie ». Notre sentiment, avant que se lève notre rideau, n'est pas le même. Notez que le texte d'une adaptation n'a pas d'importance en soi. Il est le livret d'un spectacle. Et si Thierry Maulnier publie son adaptation, vous la lirez comme le livret d'un opéra. Très peu de spectateurs vont voir une adaptation comme ils iraient voir un spectacle dont ils ignoraient tout. L'adaptation d'un roman repose sur l'idée que ce roman est connu du spectateur, et qu'il est mal connu, que le spectateur en a conservé un souvenir effacé.
Développons : dire que La Condition Humaine puisse être une bonne pièce pour un Arabe très cultivé est faux. C'est simplement pour lui, une œuvre incompréhensible. Le problème de l'adaptation des romans repose sur un malentendu fondamental relatif au roman.
2.
J'ai fait – ou entrepris de faire ! – un film avec L'Espoir. Mais je pouvais changer beaucoup de choses, et Stanislavsky ne pouvait rien changer aux Karamazov. Exemple : j'avais prévu le générique avec un taureau. Impossible de trouver, à ce moment-là, un seuil taureau en Espagne. Alors, j'ai décidé qu'on mettrait autre chose : un veau. Ça ne regardait que moi. Etre l'auteur est un privilège – qui m'a conduit, d'ailleurs, à supprimer ce veau. L'Espoir est fait de bouts de ficelle, astucieusement noués. Ce qui a été tournée correspond à peine à la moitié du scénario. Entier, c'eut été, peut-être, un assez beau film.
Au cinéma, la première catégorie d'adaptation joue sur la gloire du titre. Beaucoup d'Anglais ont entendu parler de Macbeth. Donc, ils iront voir un, deux, trois films intitulés Macbeth.
Deuxième catégorie : le producteur soupçonne qu'un écrivain a trouvé quelque chose comme un mythe.
S'il s'agit d'Arsène Lupin, nous sommes dans la première hypothèse : les spectateurs ont lu Arsène Lupin. S'il s'agit d'Anna Karénine, l'idée obscure du producteur, c'est : « Pour que ce soit si célèbre, ça doit avoir une action mystérieuse sur la foule. »
Ce qui n'est pas si faux. Car l'adaptation ne prend une valeur autonome, au cinéma, que lorsqu'elle est libre du récit, et soumise au mythe.
Exemple : Manon, de Clouzot. L'adaptateur a adapté le mythe prostitutionnel, non l'anecdote.
L'abbé Prévost avait écrit cette histoire, surprenante pour son temps, parce qu'il avait deviné la puissante action de la prostitution mythique – celle que retrouve Dostoïevsky lorsqu'il crée, avec Sonia la plus saisissante figure de prostituée de la littérature, qu'il ne montre jamais dans l'exercice de la prostitution. Quand Clouzot entreprend son film, il est mobilisé par ce mythe, non par un récit. Car le récit est le moyen de la création, non son sujet… Tout art, même le plus réaliste, vit de « l'autre monde »…
Il n'est pas difficile de voir où est le mythe de La Condition Humaine : c'est la vulnérabilité de la grandeur, la dégradation des grandes formes de l'espoir, toujours renaissant, des hommes, par leur incarnation. Il a fait du chemin – et ne se limite pas à la révolution.
Qu'il s'agisse ici de théâtre ou de cinéma, il n'y a qu'une question, dont le public seul est le juge en dernier ressort : celle de la transmission du mythe par un spectacle…
A mes yeux, le problème fondamental de l'adaptation est de transmettre, avec la puissance du concret apporté par la scène ou par l'écran, et par fragments, ce que l'œuvre originale donne par son ensemble, avec les moyens plus faibles et plus riches de la fiction. On ne concurrence pas l'état civil en l'imitant, et peut-être est-il temps de comprendre que les personnages des romans qui surviennent à l'actualité ne sont pas des photographies, mais des puissants ectoplasmes en quête d'incarnation provisoire…
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Photo accompagnant le texte de l’entretien.
Création de la pièce le 6 décembre 1954 au Théâtre Hébertot
1954
mars 1955
André Malraux, Thierry Maulnier, Jacques Hébertot
Roger Hanin (il a le rôle de Katow) et André Malraux
André Malraux dans sa loge lors de la Première