E/1969 — André Malraux : «[Déclarations d'André Malraux]», dans Patrick Wajsman, René-François Teissèdre, Nos Politiciens face au conflit israélo-arabe, Paris, Fayard, 1969, p. 120-121.
Réflexions de Malraux
— 1965 est l'année tournante. L'année-virage en forme de point d'interrogation. L'année qui voit la France se rapprocher «sérieusement» de l'Egypte, «la seule vraie puissance arabe», comme nous le disait André Malraux.
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Notre ministre des Affaires culturelles, André Malraux, chantre du gaullisme, et seul homme dont le Général aime à connaître – et souvent à suivre – les avis éclairés en matière de politique extérieure, nous a reçu et livré sur ce problème égyptien des réflexions que tout conduit à assimiler aux conceptions du chef de l'Etat, tant elles en avaient la forme lapidaire et la vigueur impitoyable.
La discrétion à laquelle tout honnête homme est tenu nous impose de ne rapporter ici que quelques formules «colorées», reconstituées par nos soins après l'audience que nous accorda A. Malraux, et susceptibles de donner une idée du «ton passionné» de ses propos :
«Ce qui compte pour Nasser, qui est le seul homme d'Etat arabe, c'est d'accomplir la révolution industrielle de l'Egypte. Nasser sait qu'aucune paix n'est possible avant l'industrialisation de l'Egypte et la fin de la guerre au Vietnam. Car, alors seulement, les garanties que donneront les Soviets à un traité de paix seront de vraies garanties capables d'inspirer confiance aux Israéliens. Notre époque revient aux traités du XIXe siècle, avec garanties des grandes puissances !
Nasser ne veut pas détruire Israël; Israël, comme «ennemi», lui est nécessaire tant que sa révolution industrielle n'est pas accomplie. Mais Israël, pour Nasser, c'est le capitalisme pour les Chinois !!! Nasser ne s'imagine pas plus pouvoir détruire Israël que France-Observateur détruire le gaullisme !!!…
La seule réalité arabe, c'est l'Egypte. La seule réalité égyptienne, c'est Nasser. Et la seule réalité pour Nasser, le seul moyen qu'il ait de réussir sa révolution industrielle, c'est le lac ! Le lac, le barrage d'Assouan ! Le lac, pour Nasser, c'est l'introduction de la physique nucléaire dans des domaines autres que militaires pour l'Amérique ! Il sait qu'il a deux ans pour réussir…
La Ligue arabe ? C'est un numéro spécial de France-Observateur… Nasser veut la paix…
L'unité arabe ? Il s'en fiche. Ce qu'il veut, c'est une Egypte de vingt-huit millions d'habitants… et le lac ! Tous les problèmes de l'Afrique sont des problèmes de fleuves. L'histoire de l'Afrique, c'est l'histoire des fleuves. L'unité arabe, c'est pour le spectacle : on n'image pas Nkrumah faire l'unité africaine.
Mais la situation est sérieuse. Israël souffre d'un complexe d'encerclement, comme la Russie stalinienne avant la guerre; et l'URSS a intérêt à ce que la situation s'enflamme au Moyen-Orient. Le Moyen-Orient est lié au Vietnam.
Si Nasser peut signer une paix séparée ? Bien sûr. Les autres Etats arabes seraient bien heureux qu'il le fasse !
L'opinion publique arabe ? Une opinion publique se retourne en trois mois…»