E/1971.05 — André Malraux : «André Malraux parle de De Gaulle. Propos recueillis par Jacqueline Baudrier», in Lectures pour tous. Constellation [Paris], n° 208, mai 1971, p. 68-73. (Retranscription d’un entretien accordé à Jacqueline Baudrier pour la télévision.)
André Malraux
André Malraux par de De Gaulle
Extrait 1
Baudrier — Vous avez écrit, à propos de ce livre : «Ce livre est une interview comme La Condition humaine était un reportage». Mais dans une interview, un journaliste a toujours une question qui lui brûle les lèvres. Quelle est la question que vous aviez envie de poser au général de Gaulle ? [Comme d’autres, J. Baudrier ne saisit pas l’antiphrase concernant les deux livres.]
Malraux — Ce n'est pas de même nature. Le journaliste arrive avec des questions, tandis que mon dialogue avec le général de Gaulle n'est pas du tout un dialogue de questionneur. D'abord, dans le livre, je parle à peu près autant que lui… Et puis, d'autre part, à plusieurs reprises il fait ce qu'il a fait toute sa vie : des exposés. C'est complétement différent d'une interview. Depuis que je connaissais le général de Gaulle, depuis vingt-cinq ans, il y a toujours eu un certain mode de conversation avec lui : au moment où son visiteur, quel qu'il soit, arrive, il lui expose ce qu'il a à dire, et la conversation commence après. Ce fut absolument le cas; je ne pose pas de question au départ, c'est lui qui parle. Nous allons dans son bureau et il s'explique sur ce qu'il appelle son drame avec la France.
Baudrier — Après, vous lui avez dit : «Pourquoi êtes-vous parti sur un référendum épisodique à propos du Sénat ou à propos des régions ?»
Malraux — A quoi il répond : «En fait, parce que c'était absurde et que plus c'était absurde, plus il était clair que le problème n'était pas là». Mais il ajoute : «Le référendum vrai n'était pas sur les régions, ni sur le Sénat, il était sur la participation, et je me suis trouvé en face de l'ennemi vrai que j'ai eu pendant toute ma vie, qui n'est ni à droite ni à gauche, et qui est l'argent».
Extrait 2
Baudrier — Parmi les thèmes que vous avez abordés, il y a celui des intellectuels…
Malraux — De Gaulle et les intellectuels… Qu'est-ce que la pensée française peut faire pour la France et qu'est-ce que l'esprit peut faire pour les hommes ? Et puis un autre élément historique, dont vous vous souvenez peut-être, à la fin, qui est très important : le monde est en face de quelque chose… le monde est à fond de course…
Mais, enfin, de Gaulle était-il tellement découragé ? Tantôt il dit : «C'est fini, le destin, ce que nous avons appelé grandeur, c'est fini». Mais, un peu plus tard, il pense que «la France étonnera encore le monde». Il y a les deux plateaux de la balance, et cette idée : «La France est touchée d'une façon terrible», non pas du tout parce qu'elle ne veut pas faire l'Europe, mais parce que l'Europe, telle qu'on veut la concevoir – c'est-à-dire l'Europe sur des bases démocratiques, quand la démocratie n'a plus de force – l'Europe, telle qu'on veut la concevoir, est une chimère. Par conséquent, la France sera touchée d'une façon terrible par le fait que l'Europe sera la folie des pays européens… Et vous vous souvenez qu'il y a un moment où il dit : «Oui, les Français veulent mettre leurs pantoufles, mais il n'y a pas que la France qui veut mettre ses pantoufles, il y a le monde entier».
Extrait 3
Baudrier — Mais il a eu cette phrase, il vous a dit : «Malraux, au fond, de vous à moi, est-ce la peine d'écrire ces Mémoires ?»
Malraux — C'était assez émouvant, mais après coup je me demande si c'était une vraie question ou si ce n'était pas une chose bien plus simple que nous trouverions tous banale si ce n'était pas le général de Gaulle, c'est-à-dire le désir d'être encouragé ! Je crois qu'il avait assez de plaisir dans l'élément de chaleur qu'il trouvait quand je lui disais : «Mais c'est indispensable : si vous ne les faites pas, d'autres les feront…» Nous parlions de Napoléon, je lui ai dit : «S'il n'y avait pas le Mémorial, il y aurait tout de même Bertrand et beaucoup d'autres. Alors je ne vois pas l'avantage, pour la mémoire de Napoléon, et même pour la France, à avoir une image de Napoléon qui se définisse par tout le monde, sauf par lui.» Alors il m'avait répondu qu'il était d'accord, qu'en effet il y avait, pour les choses de l'Histoire, une certaine nécessité du témoignage.
Baudrier — Oui, mais j'ai trouvé quand même qu'il y avait une sorte de mélancolie, de détachement qui s'exprime bien dans cette phrase : «Pourquoi écrire ?»
Malraux — Il n'y a pas de doute. D'abord, il devait y avoir des choses physiques, un homme qui, comme lui, a énormément travaillé pendant douze ans d'affilée, se retrouve à la campagne avec un seul travail qui est le travail où on se bat avec soi-même, parce qu'écrire, on est toujours deux, soi et…
Baudrier — Oui, il parle de sa difficulté d'écrire.
Malraux — Oui, je pense qu'il y a une différence. Il était dans sa nature par exemple quand il allait faire de grands voyages, de prendre sur lui, de pousser la fatigue jusqu'au dernier degré. En écrivant, non : il disait qu'il ne pouvait pas écrire plus de cinq heures à la suite. Donc, nous passons d'une vie de plus de dix ans d'un travail continu et considérable, à une vie de cinq heures de travail par jour. Alors ça explique aussi quelque chose que je n'appellerai certainement pas le découragement, mais certainement un éloignement.
Baudrier — Il y a une phrase qui m'a beaucoup frappée dans votre entretien avec lui. Le général de Gaulle vous a dit : «Ce que nous avons voulu, entre vous et moi, pourquoi ne pas lui donner son vrai nom : la grandeur ?» Qu'était-ce la grandeur pour lui ?
Malraux — L'honneur de la France.
Baudrier — Comment expliquez-vous la fascination que le général de Gaulle a toujours semblé exercer sur vous-même ?
Malraux — Ah ! Je ne crois pas qu'il y ait eu fascination. Il était, à mes yeux, un homme de l'Histoire. Eh bien… il n'y a pas foule ! Je n'en vois tout de même pas beaucoup – je parle des Français – en face. Parce qu'alors, tout de même, je n'ai pas parlé de Mao comme d'un petit promeneur. Mao c'est un grand homme.
Qui, parmi les vivants, a l'ampleur qui a été celle de Gandhi, de Staline, de Lénine ? Enfin ! Il y a vingt ans nous aurions pris tranquillement un petit papier et puis nous aurions mis certainement six noms. Aujourd'hui, alors, sur le plan Histoire – H Majuscule , Histoire mondiale – le seul qui reste c'est Mao.