E/1974.06.08 — André Malraux : «Les Métamorphoses du regard», extrait d'un entretien télévisé accordé à Jean-Marie Drot.

E/1974.06.08 — André Malraux : «Les Métamorphoses du regard», extrait d'un entretien télévisé accordé à Jean-Marie Drot, Le Figaro littéraire [Paris], n° 1464, 8 juin 1974, p. 13 et 15.


 

André Malraux

Les métamorphoses du regard

 

Extrait du film de Jean-Marie Drot, du même titre.

Il y a toutes les choses que nous sommes amenés à connaître mais que nous ne possédons pas. J'appelle l'ensemble de ces choses l'insaisissable. En fait, tous les grands arts ont été la transformation des formes de l'illusion en formes accordées à l'insaisissable.

La beauté, c'est l'ensemble des moyens d'expression du divin grec. Les Grecs ont inventé, pour faire leur art du devin, quelque chose qui s'appelle la beauté; comme Byzance a inventé, pour faire son divin, quelque chose qui s'appelle le hiératisme.

Les peintres ne disent jamais «beau», mais ils disent «bien», et c'est très typique : ça ne veut rien dire. De même Picasso ne disait jamais «art»; il disait «peinture»; ce qui donnait des résultats curieux quand il s'agissait de sculptures.

Le divin est créé par des formes qui ne peuvent pas exister.

La Déesse jaillissante, ce n'est pas le portrait d'une dame, c'est une forme qu'on ne pouvait pas rencontrer sur la terre. L'art seul était le moyen d'expression des dieux; vous savez que la définition théorique du symbole c'est : «Le symbole exprime ce qui ne peut être exprimé que par lui.» Eh bien, nous pourrions – nous – le dire de tout l'art religieux : «La figure sacrée, c'est la figure que l'art seul peut susciter.»

Picasso est aussi étranger à l'apparence, à l'illusion, à la photo qu'une œuvre sumérienne ou romaine. Mais le Sumérien savait pourquoi, le Romain savait pourquoi, et nous ne le savons pas; même Picasso ne le savait pas. Notre art est un art sacré qui ne connaît pas ce qu'il sacre.

 

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jeanmariedrot