Image of Art. 246, juillet 2019 | document • Henri Marchal : «Guide archéologique aux temples d'Angkor, Angkor Vat, Angkor Thom, et les monuments du petit et du grand circuit», Paris-Bruxelles, Les Editions V. Van Oest, 1928. Extrait.

Art. 246, juillet 2019 | document • Henri Marchal : «Guide archéologique aux temples d'Angkor, Angkor Vat, Angkor Thom, et les monuments du petit et du grand circuit», Paris-Bruxelles, Les Editions V. Van Oest, 1928. Extrait.

Banteai Srei («Citadelle des femmes»; prononcer : banteaille sreille.)  

(Pages 200-202)

A 21 kilomètres au Nord-Est d'Angkor Thom et non loin d'une colline nommée Phnom Dei, en pleine brousse, se trouve un charmant petit monument qui se recommande particulièrement par la délicatesse et la perfection de sa décoration sculpturale; les indigènes le nomment Banteai Srei, mais son nom ancien retrouvé par la lecture d'inscriptions est «Tribhuvana Maheçvara» ces inscriptions qui furent mises à jour lors de son dégagement tout récent (car il n'est connu que depuis 1914) ont également permis de le dater. Sur un ancien emplacement de temple consacré à Çiva et dont il ne subsiste plus que les parties extérieures (daté du Xe siècle) à Içvarapura fut reconstruit au XIVe siècle toute la partie centrale composée de trois petits sanctuaires alignés Nord-Sud sur un soubassement commun; celui du centre est précédé d'une salle minuscule et deux petites bibliothèques s'élèvent dans les angles Sud-Est et Nord-Est.

On voit que ce temple est un des plus tardifs parmi ceux de date connue à ce jour; il joint à cette particularité la petitesse de ses dimensions (on doit se baisser pour passer sous les portes des pavillons) et la finesse d'exécution de ses sculptures. On a pu, par certains côtés, le rapprocher de l'art d'Indravarman; bien que fort postérieur aux autres monuments de cet art : il faut donc voir dans ce petit temple une sorte de pastiche, d'un style antérieur, dû à un goût archaïsant qui se produit souvent aux époques de décadence.

La date de ce temple, attestée par les inscriptions et les renseignements sur les rois du Cambodge postérieurs à l'époque d'Angkor Vat, nous prouve que l'art khmer est loin de s'arrêter brusquement après le XIIe siècle comme on l'a dit quelquefois et qu'il s'est prolongé encore assez longtemps pour donner dans des édifices comme celui de Banteai Srei des morceaux d'architecture d'une valeur remarquable et de splendides panneaux décoratifs. Parmi ces derniers, je citerai tout particulièrement les fort beaux tympans de frontons au-dessus des portes ou fausses portes des bibliothèques; j'emprunterai à M Goloubew qui en a fait de très bonnes descriptions dans la monographie de ce temple que vient de publier l'Ecole française d'Extrême-Orient[1], l'identification des sujets représentés.

Bibliothèque Nord. Fronton Est. – Ce fronton, «qui a le charme naïf d'une pastorale», montre Krishna enfant et son frère Balarâma entourés d'animaux se promenant dans une forêt. Au-dessus d'eux, Indra, monté sur l'éléphant à trois têtes, déchaîne une pluie torrentielle qui se répand d'abord sur les ailes d'oiseaux représentés en plein vol. Nous ne devons pas voir ici, nous dit M. Goloubew, un cataclysme, mais l'orage bienfaisant, qui, après les périodes de sécheresse, vient rafraîchir les arbres et les êtres.

Bibliothèque Nord. Fronton Ouest. – Dans un palais à plusieurs étages un personnage au centre frappe un adversaire qu'il vient de renverser : c'est le meurtre du roi Kamsa par le jeune dieu Krishna. L'entourage du roi, des femmes pour la plupart, est dans la consternation. Au-dessous sont des lutteurs mortellement frappés par Krishna et son frère. De chaque côté on voit deux grands personnages, «des acolytes» debout sur des chars attelés.

Bibliothèque Sud. Fronton Est. – Nous retrouvons ici un épisode déjà vu à Angkor Vat : Râvana secouant le mont Kailâsa sur lequel siège Çiva tenant son épouse épouvantée sur ses genoux. Ce bas-relief est d'un détail amusant par les expressions variées des rishis et êtres fantastiques qui peuplent la montagne représentée ici sous la forme d'une pyramide à gradins que le terrible râkshnasa essaie de soulever.

Bibliothèque Sud. Fronton Ouest. – Le sujet en est également bien connu : c'est Kâma tirant sa flèche sur le dieu Çiva. Ce dernier, assis sur le sommet de la montagne et ayant à ses côtés son épouse, ou çakti, regarde le dieu de l'Amour qui tire, le genou à terre. Des anachorètes sont accroupis au niveau inférieur.

Il faut citer encore les beaux linteaux au-dessus des portes dont certains motifs sont empruntés au Râmâyana, car un des sanctuaires du groupe était dédié à Vishnou.

J'attirerai tout particulièrement l'attention sur les sculptures en ronde-bosse, homme ou animaux assis, qui décorent les échiffres des perrons des sanctuaires et qui sont d'un caractère exceptionnel dans l'art d'Angkor. Parmi ces êtres fantastiques, gardiens des entrées, il faut mettre hors de pair le beau yaksha aux cheveux crépus, aux yeux ronds, au rictus inquiétant en avant du perron Ouest du sanctuaire central.

Mais d'une façon générale rien n'est à négliger dans la sculpture ornementale et décorative qui recouvre les murs du temple, notamment les gracieuses divinités debout sous des niches dans les angles des sanctuaires. Comme le dit M. Finot dans l'ouvrage cité plus haut «ce n'est pas au XIIe siècle que la plastique khmère a atteint son apogée, c'est au XIVe»; toutefois cet auteur ajoute un peu plus loin : «l'art du XIVe siècle est d'une grâce extrême, mais c'est la grâce des choses qui déclinent. Banteai Srei est un charmant bibelot qu'il serait impertinent de comparer à Angkor Vat.»

[1] Le temple d'Içvarapura. Mémoires archéologiques, t. I, Paris, Vanoest, 1926.

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