Un vrai grand malraucien vient de nous quitter, quelques mois après Yves Beigbeder, je veux parler de Jean-Claude Noël, dont mon frère François et moi-même étions si proches depuis plus de vingt-cinq ans. Il venait d'avoir 77 ans. Son nom n'était connu que du petit nombre de férus, de fervents de la cause Malraux, des Amitiés internationales, mais également du Centre international de recherches André Malraux (CIRAM), que nous avons créé Claude Pillet, Raphaël Aubert et moi-même, voici quatre ans.
Homme de conviction, de grande culture, ancien militant trotkyste, Jean-Claude Noël eut une belle carrière d'urbaniste de l'Etat à la direction régionale de l'équipement et d'Ile-de-France (DRE), jusqu'en 2014. Je l'ai connu dans les années 1990 par le truchement de Gisèle Caumont, alors conservatrice au musée de Sceaux. De tous mes amis malrauciens (mot que je privilégie à celui de malrucien), Jean-Claude était l'un des – voire Le – connaisseurs le plus féru de l'œuvre sur l'art depuis La Psychologie de l'art (1946) jusqu'à La Métamorphose des dieux et son ultime volume, L'Intemporel (1976). Il avait non seulement tout lu, tout analysé mais il évoquait encore devant nous des textes quasi méconnus, ou considérés comme secondaires, me disant combien ils étaient le ferments de tout le discours à venir de Malraux. Il soulignait devant moi l'importance du petit texte consacré aux monnaies gauloises, « Bas-reliefs imaginaires » (1949) ou encore de son ultime texte consacré à Galanis (1976). La préface aux Voix du silence, que mon frère François et moi avons découverte, dans les dossiers destinés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, (que Sophie de Vilmorin nous avait demandés de classer en décembre 1976), fut pour Jean-Claude une découverte capitale.
Dans le Dictionnaire Malraux (CNRS éditions, 2011), que je co-dirigeais avec Janine Mossuz-Lavau et Charles-Louis Foulon, Jean-Claude signa deux textes, celui sur le rapport de l'écrivain avec les éditions Gallimard et son fondateur, Gaston Gallimard, et le plus important, celui sur Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale. Cette trilogie publiée par Gallimard entre 1952 et 1954 avait été injustement peu considérée par les éditions autant que par les spécialistes des Ecrits sur l'art de Malraux dans la bibliothèque de la Pléiade, tel était l'avis de Jean-Claude Noël, maintes fois réitéré aussi bien dans nos conversations amicales que durant des colloques, au cours desquels chacun écoutait attentivement ses interventions que nous attendions toutes et tous. Je me souviens en particulier du cycle de conférences données par Georges Didi-Huberman, à l'auditorium du Louvre, en septembre 2013[1], où Jean-Claude intervenait systématiquement avec Jérôme Serri, pour rectifier les critiques, souvent infondées ou trop réductrices de Didi-Huberman.
Il ne réclamait qu'un seul titre, celui de « chercheur indépendant », ce qui en dit long sur son indépendance d'esprit et sa personnalité. Dans son analyse de treize pages sur le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, il écrivait « Les grands concepts se doivent d'être encore explorés. Après les Voix du silence, il fait retour sur le Musée imaginaire et sur la Métamorphose ; avec leur traduction concrète dans la grande sculpture, de la préhistoire jusqu'au XVIe siècle, avec leurs versants poétiques ; nous n'oublierons pas les fantômes de Pise. » Jean-Claude avait regretté que le directeur de la Pléiade ait écarté la reproduction des photos, il faut dire fort nombreuses, qui suivaient l'introduction que Malraux a écrite pour chacun des trois volumes.
Comment ne pas mentionner ici l'admiration sans borne qu'il portait à Baudelaire ?
Nourri, nous l'avons dit, de valeurs de gauche, Jean-Claude n'a jamais vu Malraux comme un homme de droite ni comme un écrivain qui s'était fourvoyé et pourtant, il n'était pas vraiment gaulliste, on peut le comprendre, à l'époque de ses propres combats animés par la flamme de Trotsky.
Jean-Claude avait une admiration très lucide mais entière pour Malraux, depuis l'éditeur de textes érotiques dans les années 1920 jusqu'à son Intemporel et L'Homme précaire et la littérature, l'essai posthume de 1977.
Une image demeure très vivante en moi, c'est la moue gourmande de Jean-Claude, lorsque j'extrayais de ma collection de photos d'art de Malraux (offerte par Sophie de Vilmorin, la dernière compagne de l'écrivain, en 1998), quelques tirages que je lui offrais. Jean-Claude était comme un enfant émerveillé, reconnaissant immédiatement chaque œuvre, chaque époque et les contextualisant dans l'immense Symphonie du Musée imaginaire.
Les deux dernières années de Jean-Claude Noël furent particulièrement douloureuses, à cause de sa maladie, physiquement autant que moralement, car outre les souffrances sans fin qui l'empêchaient de se déplacer, en dehors d'un périmètre de plus en plus restreint autour de chez lui, il perdait son appétit de vivre, qui avait été démesuré tout au long de ses multiples vies. Il tutoyait tous ses directeurs régionaux, comme militant syndical et politique, passionné par la chose publique, en particulier Francis Rol-Tanguy, fils du célèbre colonel Henri Rol-Tanguy (1908-2002), éminent militant communiste, qui avait été l'un des chefs de la Résistance intérieure lors de la Libération de Paris, voici quatre-vingts ans exactement.
Jean-Claude fut un ami à part, avec des qualités intellectuelles et de cœur, qui ne sont pas partagées par tous. Il nous manque et nous manquera plus encore à l'avenir par ses qualités et ses défauts, à la mesure de sa démesure. A chacune de nos rencontres si fréquentes depuis 1998, j'étais saisi par son ouverture d'esprit, sa joie et son étonnement aussi devant la diversité des sujets dont je lui parlais, qui nourrissaient mes travaux. Rien ne le laissait éloigné ni vraiment étranger. Rien ne le laissait indifférent. Toute manifestation d'antisémitisme lui était insupportable, notamment celles qui venaient de la gauche, et Dieu sait si nous en avons parlé. Il était un frère et sa puissance fraternelle était contagieuse.
J'adresse mes plus affectueuses pensées à celle qui l'accompagna dans sa vie malraucienne et artistique, fut sa confidente, la compagne de quatre décennies de voyages au cœur de la France et en Europe, elle qui fut une terre bénie quand plus rien n'allait. Elle lui apporta de nouveaux horizons et un avenir qui aurait dû être autre…
[1] Georges Didi-Huberman, L'Album de l'art à l'époque du « Musée imaginaire », Louvre éditions/Hazan, sept. 2013.