Hommage à Martine de Courcel, décédée le 14 octobre 2016

L’un des grands livres de Martine de Courcel, Malraux : Etre et Dire (1976) est un ouvrage exceptionnel à plus d’un titre. Premièrement par l’objectif que l’auteur s’était fixé dès le départ : offrir aux lecteurs anglo-saxons un «accès  à l’œuvre de Malraux», accès rendu problématique pour eux par sa «rhétorique». Deuxièmement par la réunion exceptionnelle, très rarement égalée depuis, de contributeurs américains et anglais d’abord, puis français, allemand, argentin, indien, chinois, japonais, dont les études ou les témoignages constituent un ensemble d’une force inattendue et d’une organisation parfaitement maîtrisée. Troisièmement par la participation d’André Malraux lui-même qui se met à rédiger l’ébauche de sa dernière œuvre à la lecture du recueil. C’est dans sa postface, «Néocritique», qu’il développe sa notion de «colloque» qui désigne précisément le type de recueil assemblé par Martine de Courcel  : «Les Colloques, y écrit-il, rompent avec ce système [celui du récit continu, composé après coup, comme la biographie traditionnelle], aussi résolument que le cubisme avec la perspective de Léonard.» «Néocritique» sera retravaillé et deviendra L’Homme précaire et la Littérature (posth. 1977).

Il faut relire l’«Avertissement au lecteur» que donne Martine de Courcel en ouverture de son livre : l’auteur y exprime avec une intelligence aiguë sa compréhension de l’œuvre de Malraux, compréhension qui tranche nettement avec les explications «homme et œuvre» ou «idées et engagement de l’auteur» dont la critique standard des années 60 et 70 nous avait gratifiés de manière consternante. Trois citations peuvent illustrer mon propos :

Sur le recueil :

«La structure de ce livre est plus horizontale que verticale : les textes communiquent entre eux et forment un réseau avec des croisements, des intersections et même des bifurcations. Ce qui pourrait donc apparaître comme redite ou comme chevauchement crée au contraire des points où l’image s’affine et se trouve améliorée par chaque auteur : accroissement du contraste, semblable à celui qu’apporte le tirage simultanée de négatifs superposés.» (P. 8-9.)

Sur l’originalité fondamentale de Malraux :

«La première question qui vient à l’esprit en lisant ce livre, c’est de se demander si vraiment Malraux n’éprouve pas une sorte de répulsion ontologique à l’endroit de ce qui est organisé, institutionnalisé. […] C’est sans doute pour cela que Malraux n’est aimé ni de la gauche ni de la droite. […] En fait il n’est pas aimé de ceux qui sont des professionnels de quelque chose, ils le perçoivent comme un tricheur, un marginal. […] Peut-être est-ce pour les mêmes raisons que, parmi nos contemporains, personne ne comprend mieux que lui ce qui se passe dans les zones mystérieuses qui sont aux confins du passé et du présent et à ceux du présent et du futur. […] Il éprouve la même répulsion à l’égard de toute Eglise établie : c’est probablement une des raisons qui l’ont fait se détacher du marxisme. Cet agnostique que la pensée religieuse, les pensées religieuses, fascinent, n’est jamais intéressé par le dogme d’une religion […]. (P. 11.)

Sur la complexité de l’inachèvement :

«Devant la complexité des données de cette vie […], il faut aller au-delà de la notion d’unité et passer à une notion plus dynamique, qui rendrait mieux compte du “système malrucien”, la notion d’intégration : car il s’agit d’un ensemble complexe, ouvert, dans lequel rien n’est figé, dans lequel il existe un échange permanent entre l’homme et ce qu’il crée, dans un mouvement à l’intérieur duquel s’intègrent l’auteur, l’histoire et l’œuvre – l’être, le faire et le dire –, le dire étant un mode d’existence.» (P. 24.)

A deux occasions, Martine de Courcel parle de «la simultanéité des opérations de l’esprit» de Malraux : il me semble que c’est une expression qui peut désigner l’intuition créatrice première que Malraux décèle dans l’art («rendre présent»), qu’il pratique de La Tentation de l’Occident au Miroir des limbes et qui se manifeste dans ce dernier livre par le principe de non-contradiction – que je me propose d’ailleurs d’analyser autre part. (clp, 18.10.2016)

 

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