Image of Jean-Baptiste Jeener : «André Malraux, prisonnier de guerre», «Télé 7 Jours», 29 avril 1972, n° 627, p. 16-17.

Le groupe des Dix du camp de Collemiers

Jean-Baptiste Jeener : «André Malraux, prisonnier de guerre», «Télé 7 Jours», 29 avril 1972, n° 627, p. 16-17.

De juin à décembre 1940, notre ami Jean-Baptiste Jeener a été le compagnon de captivité d'André Malraux, dont il a favorisé l'évasion. C'est donc un témoignage direct et inédit qu'il apporte aux lecteurs de Télé 7 Jours.

* * *

Sens 1940. Un entrepôt de matériels de construction. On nous y avait parqués. La veille, nous avions couché dans la cathédrale. Nous étions maintenant une dizaine de milliers de soldats humiliés, affamés, hagards, tenaillés par la dysenterie. J'étais le seul de mon régiment décimé. J'errais le long de l'Yonne. Je regardais. J'écoutais. C'est ainsi que j'entendis des camarades parler d'un inconnu que, mi-sérieux, mi-goguenards, ils appelaient «le grand homme». J'avais le temps. Il m'amusa de voir la tête que pouvait avoir cet étrange prisonnier.

Je l'aperçus. Grand et mince, il semblait flotter sous sa veste. Ses mains cherchaient sans cesse une cigarette mythique. Sur son grand front, tombait une mèche rebelle et romantique qu'il écartait d'une main ou d'un mouvement de tête. Son fin visage éclairé d'un regard, tantôt fulgurant tantôt méditatif, était régulièrement parcouru d'une onde fiévreuse qui le bouleversait.

Je n'eus aucune peine à la reconnaître : j'avais lu tous ses livres, je lui devais d'avoir appris, avant tant d'autres, que «le temps du mépris» était venu. C'était André Malraux.

Pour tromper la faim qui les tenaillait, la plupart d'entre nous cuisinaient et mangeaient, en rêve, des mets fabuleux. D'autres, se voulant réalistes, échafaudaient des prévisions : ils discutaient, notamment, de la date de notre éventuelle libération. Un groupe nous prit à partie. «Dans un mois, avait prudemment avancé un artilleur, j'aurai retrouvé ma gosse.» Il avait aussitôt soulevé une tempête d'indignation. Quinze jours, passe encore, huit jour, c'était possible, un mois non. «Dis-lui, à ce cafard, dis-lui qu'il est dingue !» «On en reparlera dans trois mois», répondit gravement Malraux.

Un camarade avait remarqué que l'un de nous, une espèce barbue de fort à bras, profitait de la nuit pour barboter les maigres réserves que d'éternels prudents cherchaient à constituer en rognant sur les trois à douze biscuits de guerre qu'en tout et pour tout, selon leur humeur, les Allemands nous distribuaient alors quotidiennement. On décida de veiller pour prendre le salaud sur le fait. Surprise : l'homme, en fait, partageait sa part entre les plus affamés. C'était l'abbé Georges Magnet, né à Dieulefit, et que nous appelions «la Barbe». La première page des Antimémoires lui est consacrée.

Vint l'heure de la «moisson 40». En accord avec Vichy, des marchands d'esclaves partagèrent les paires de bras entre les maires de village. «La Barbe» et le poète Jean Grosjean purent donner à l'un d'eux une liste portant le nom de dix camarades. Le maire de Collemiers nous réclama, n'exigeant, en échange, que notre parole.

Une pauvre mais charmante maison nous fut attribuée. Bien que nous nous y soyons retrouvés à onze, nous la baptisâmes «La Maison des dix». Elle était vide mais nous étions libres. Quelques jours plus tard, un cavalier survint. C'était une jeune officier autrichien dont on nous dit, plus tard, mais sans garantie, qu'il était le comte de Metternich. «Je ne ferais pas coucher mes chevaux ici», fit-il ironiquement remarquer en se tournant vers le maire qu'il avait convoqué. Le lendemain, nous avions des lits.

Chaque soir, après le dîner, nous décidions d'un thème. Ce fut, par exemple, les plus beaux poèmes d'amour de la langue française. Curieusement Booz endormi fit l'unanimité. Un soir que nous tentions de résumer la triste guerre que nous venions de vivre, Malraux raconta que quelques camarades et lui-même avaient reçu une mission d'arrière-garde en protection de son escadron en retraite depuis Provins. On leur avait confié de vieux fusils. C'étaient leurs seules armes. «Soudain, dit-il, derrière nous, nous entendîmes le bruit caractéristique de chenilles sur le sol. Un dos d'âne cachait la route. Nous nous sommes camouflés dans l'herbe des fossés. Les chars arrivèrent. C'est en vain que nous pouvions pointer nos fusils.» Il avait à peine achevé son récit que nous entendîmes le rire d'Albert Beuret. Le futur chef de cabinet du ministre de la Culture connaissait bien l'anecdote. Maréchal des logis, il avait accueilli, dans sa chambre, l'ex-commandant de l'aviation républicaine espagnole de bombardement, engagé volontaire de 2e classe pour protester contre le pacte germano-soviétique et c'est lui qui commandait l'impuissante patrouille. Il protestait qu'en fait, ces fameux chars n'étaient que d'inoffensifs tracteurs agricoles. Il demeure que nous avions accepté l'image comme la juste synthèse de nos propres souvenirs…

Au cours de nos travaux forestiers, nous pouvions, parfois, apercevoir la cathédrale de Sens. Chaque fois, l'un de nous évoquait la route qui la longe, route de Paris et de son foyer, route des vacances oubliées, mais aussi des envahisseurs. S'avançant pour investir la ville, ils n'y avaient rencontré que deux hommes, l'archevêque et notre maire, M. Courgenet, vénérable de la loge maçonnique : les autres notables avaient fui… La cathédrale de Sens devint celle de Chartres dans le livre que Malraux commençait précisément à écrire ici-même, Les Noyers de l'Altenburg.

Un jour, une Parisienne demanda à nos deux prêtres si elle pouvait lire saint Jean de la Croix. Malraux n'y put tenir. Il intervint : «Non, Madame, dit-il, il ne parle que d'amour.»

Une autre fois, écoutant la radio au café du village, nous apprîmes que les Américains récusaient les personnalités que Vichy voulait leur envoyer pour exposer la situation de la France : ils préféraient, disaient-ils, une délégation composée par Malraux. L'indignation du speaker eut pour nous quelque chose de grandiose.

L'été passa, puis l'automne. Nous avions dispensé Malraux de cuisine : il aimait trop les plats brûlés. L'hiver survint et, avec lui, le ramassage des hommes. Nous suppliâmes le maire de nous laisser partir. Il exigea, pour sa sauvegarde, qu'il en restât au moins la moitié. Cinq d'entre nous habitaient la zone libre. Malraux était parisien mais la Gestapo s'intéressait à l'ancien président du Comité de Libération du député communiste allemand Thaelman. Nous décidâmes qu'il s'évaderait avec eux. Nous avons alors rédigé, sur papier à en-tête de la mairie, des sauf-conduits surchargés de cachets, pour la plupart fabriqués avec des pommes de terre. Ils avaient si bonne allure que nos camarades passèrent sans encombre la ligne de démarcation.

Quelques mois plus tard, je revins de Poméranie. «La Barbe» m'hébergea quelques jours dans sa cure de La Bâtie-Roland. Malraux vint nous y retrouver. Des mois passèrent encore. Les nazis assassinèrent notre ami. Malraux prit la tête de la brigade Alsace-Lorraine qu'il conduisit jusqu'en Allemagne.


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