André Malraux : «Elle étonnera encore le monde»
Dans une fresque épique tachée de mort et colorée d'espoir, André Malraux a chanté le combat mené par le général de Gaulle pour faire revivre la France, dans l'honneur et l'indépendance.
Ecoutant la bande du discours de Phnom-Penh, au retour du Cambodge, il semblait perplexe d'entendre la voix survivante de la France, comme une ménagère qui trouverait, au retour du marché, son panier plein d'étoiles. Et de constater une fois de plus que les Français, qui confondent l'Etat avec l'administration, accepteraient tant bien que mal de prendre pour loi, la responsabilité suprême devant la France – confiée par le peuple – exercée à travers l'Etat.
La France le hantait, elle ne l'interrogeait pas. L'interrogateur obsédant, c'était l'Etat. Il en parlait comme Bonaparte consul, et comme les scientifiques parlent de la science : d'un domaine de rigueur tout nourri d'aventure. Il reprochait à Saint Augustin l'absence d'esprit politique, pour l'avoir comparé à une assemblée de brigands. C'est pourquoi la nouvelle constitution lui avait semblé presque aussi urgente que l'Algérie. Pas de Fleurus sans Convention. Pas de nation sans Etat, comme l'avaient compris les théoriciens des Internationales, qui avaient exigé sa disparition. Le Général ne voyait pas, n'avait jamais vu dans l'Etat, l'appareil du pouvoir d'une classe, mais l'agent de l'unité nationale toujours menacée; la Convention l'a vu ainsi. Les plus grands serviteurs de la France, disait-il, l'ont servie en transformant l'Etat : on n'imagine pas Bonaparte, connétable de Louis XVI. Monarchies et républiques avaient donné forme à la nation qui, sans Etat, serait corps sans âme et concept sans histoire. De même que Richelieu, il tenait pour sa tâche première, la création et le maintien de l'Etat qui servirait le mieux la France.
Le travail, l'ingéniosité, l'industrie, le commerce de la France de 1620, qui ne comptait pas, étaient-ils si différents de ceux de la France de 1650, la plus puissante monarchie de la chrétienté ?
«Quand les Français s'entendent, oh ! alors !». Il éprouvait avec force le sentiment d'une grande mutation historique, à laquelle s'accordaient mal les Etats modernes perdus de politique et de chimères. Son Etat était presque le contraire de l'administration; celle-ci dirigeant ce qui continue, et l'Etat, ce qui change. C'était l'instrument du devenir de la nation, le plus puissant moyen de coordonner ses forces. «On n'a pas fait grand'chose depuis Napoléon… Sauf ne rien comprendre à un Etat dont on attend tout, y compris le droit au bonheur !» Il s'était attaché passionnément à l'efficacité de cet appareil suprême et claudicant, comme autrefois à l'emploi des divisions blindées. Il y voyait plus qu'un appareil, un organisme obscurément vivant et prisonnier, à délivrer de l'inertie, du conformiste, des féodalités patronales ou syndicales, des chimères – c'est-à-dire de ce qui pouvait rivaliser avec l'Etat – Il en a rêvé une histoire semblable à celles de la guerre, qui sont d'abord histoires des armées. Il a écrit celle de l'armée française et constaté que bien des mutations de la guerre ne sont pas militaires, par exemple la circonscription décrétée par la France de «la Patrie en danger», d'où sont venues les mobilisations générales. Alexandre le Grand invente à la fois (et semble-t-il, de la même façon) ses formations militaires et ses formations civiles, la cavalerie des hétères et le corps administratif des régions conquises. «Notre Etat est en retard d'un demi-siècle sur nos techniques et même sur nos conceptions politiques», disait le général de Gaulle en 1960. Il l'avait rétabli en 1945 et 1958. Faire un Etat n'allait pas plus de soi, que créer l'armée des Légions ou le Sénat romain. Il s'était intéressé à la formation des départements comme à celle de l'armée soldée de Charles VII. Il connaissait chacun des préfets, et «l'invention» des premières libertés communales comme celle du premier impôt permanent – ou de la Sécurité Sociale. Un de ses ministres, harassé, m'a dit : «Il voudrait ouvrir une E.N.A. tous les matins !» Mais lui : «Le pouvoir de l'Etat a été un bouchon, entre des partis acharnés à conquérir une majorité, pour qu'elle arbitre des problèmes qu'elle ignorait.»
«Quand la France redeviendra la France, on repartira de ce que j'ai fait, non de ce que l'on fait depuis mon départ.» De ses idées ou d'un autre 18 Juin ? Il a toujours dit que son idéologie courait mal en terrain plat. La France survivra si la Volonté nationale la maintient jusqu'au surgissement de l'imprévisible : quand Richelieu fut appelé, elle était une puissance de second ordre. Le Général pensait : péripétie, de tout ce qui menaçait visiblement la France; mais du monde aveugle, qui la balkanise ? Richelieu ne craignait pas la fin de la chrétienté. «J'ai tenté de dresser la France contre la fin du monde.» La Nation avec une majuscule, celle à laquelle la France convertit autrefois l'Europe, est née de «la Patrie en danger», de la métamorphose fulgurante imposée par la Convention. En 1940, la France a été directement concernée. L'est-elle toujours dans ce monde informe où les derniers empires s'affrontent à tâtons ? «Elle étonnera encore le monde.»