«La Voix du Nord», 3 novembre 2001, n° 17849, p. 30. Bruno Vouters : «André Malraux avait du sang dunkerquois dans les veines. Malraux, l'homme du grand large».

La Voix du Nord, 3 novembre 2001, n° 17849, p. 30.

 

Bruno Vouters

André Malraux avait du sang dunkerquois dans les veines.

Malraux, l'homme du grand large

 

Né il y a tout juste cent ans, l'auteur de «La Condition humaine» était un Parisien aux nombreuses racines dunkerquoises. Dans son ascendance, on trouve marins et fortes têtes…

 

 Vous n'aviez pas remarqué son côté flibustier ? Et ce petit air corsaire ? Et cet aspect capitaine au long cours buriné par les expéditions lointaines ?

Fils de Berthe Lamy et de Fernand Malraux, Georges, André Malraux pousse son tout premier cri dans le XVIIIe arrondissement de Paris, rue Damrémont, le dimanche 3 novembre 1901 à 16 h. Du coup, dans les résumés officiels, c'est un Parisien pure souche : «Homme de lettres et ancien ministre, A. Malraux né dans la capitale, d'une famille aisée, est avant tout un romancier humaniste doublé d'un homme d'action». Trop vite expédié ! Car le petit scorpion à la voix stridente (du moins, c'est ainsi qu'on imagine l'organe de celui qui, bien plus tard, accueillera «Jean Mouliiinnn» au Panthéon) a beaucoup de sang dunkerquois dans les veines !

Quand la Jeanne Caroline fait naufrage, en avril 1836, il a un Malraux à bord. Il se prénomme Jean-Louis, il est parti pêcher la morue en Islande, et comme son père il meurt en mer. Avant de s'embarquer, il a eu le temps de concevoir avec son épouse Françoise, vendeuse de primeurs, un garçon prénommé Emile-Alphonse. Cet Alphonse (qui va laisser tomber son premier prénom), c'est le grand-père paternel d'André Malraux. Parmi ses ascendants et ceux de son épouse, on trouve plombier, maître cordonnier, vigneron, tonnelier, déchargeur, fille mère, charpentier de navire, employé de l'octroi, concierge d'hôtel et un chef de bataillon «nimbé de campagnes en Amérique et en Espagne»…

 

Moments délicieux

Ribambelle de destins qui fait sourire quand on connaît l'engagement existentialiste du romancier de La Voie royale ! Mais revenons à Alphonse. Etrange figure ! Fabricant de futailles, vendeur d'alcool, maître-tonnelier et enfin armateur… Parlant haut et fort en français comme en flamand (il est un peu sourd), cet homme gère une flotte de dix navires. Nommé expert maritime par la mairie, il possède des maisons dans les beaux quartiers de Dunkerque avant de subir quelques revers de fortune. Dans la cité de Jean Bart, on sait que la barbichette et le haut-de-forme cachent un caractère bien trempé : «La mairie refuse un lieu public à des juifs ? Alphonse les invite chez lui. Le conseil municipal n'accorde pas un terrain vague à des saltimbanques ? Il héberge le cirque…» 

Huit enfants naissent de son union avec Isabelle, Mathilde Antoine. La plupart rêvent de fuir Dunkerque et l'influence paternelle. C'est le cas du quatrième, Fernand-Jean (qui ne gardera que Fernand) : à 18 ans, il s'engage pour 48 mois dans l'armée de terre. Libéré comme sous-officier, il occupe divers emplois dans des petites banques parisiennes. Naviguant entre obligations et bons du Trésor, il fait son chemin dans la banque tout en rêvant de brevets mirifiques (ampoules incassables, pneus increvables, pompes automotrices). Se proclamant courtier, banquier, ingénieur, ce séducteur s'éprend, à Malo-les-Bains, de Berthe, Félicie Lamy, fille d'un boulanger du Jura et d'une mère italienne. Le petit André naît d'une union qui ne dure pas. Ses parents séparés, il part vivre à Bondy où sa mère transforme une épicerie en confiserie.

Mais les liens du jeune André avec le Nord n'en sont pas tout à fait rompus. Aux vacances de Pâques ou d'été, on l'expédie à Dunkerque chez son grand-père. «La ville, la mer, la campagne et surtout la personnalité d'Alphonse, sa solidité et sa puissance, charment l'enfant qui passe là des moments délicieux.» Mais le 20 novembre 1909, le charme est rompu : grand-père fait une chute dans le grenier en portant des outils. Les mauvaises langues diront qu'il avait trop bu…

A ce moment-là, André est déjà un garçon étonnant. «Hyperactif, regard vif et velouté, sérieux et goguenard», ce bon élève secoué par les tics (syndrome Gilles de la Tourette, affection mal connue) épate ses copains. Mais de là à imaginer un tel destin et de si vastes horizons…

 

Prophète

Expédition au Cambodge, participation à la guerre d'Espagne, entrée en Résistance, engagement politique, talents littéraires et artistiques… C'est avec précaution qu'O. Todd examine les facettes d'un homme qui prit parfois ses rêves pour la réalité. Malraux est une figure dont la vérité est difficile à débusquer. Ce ténébreux survolté ne fut pas toujours à la hauteur de sa formidable réputation. N'empêche. Comment ne pas être ébloui par les intuitions de celui pour qui le XXIe siècle serait spirituel (ou ne serait pas) ? Longuement interrogé par La Voix, voici 25 ans, n'avait-il pas mesurer l'ampleur de la crise qui secouerait l'Occident ? «Nous assistons à la fin d'une civilisation qui aura duré 500 ans ! L'élément audiovisuel, la transformation de l'énergie, l'ouverture de l'économie, et, probablement, le fait que la situation spirituelle de l'Europe, qui est excessivement confuse, aspire à ne plus l'être… Je peux dire : l'Occident est à la recherche d'un nouveau contenu spirituel. Est-ce un néochristianisme ? Nous n'en avons pas la moindre idée… Je crois que, maintenant, le monde de l'Histoire tire à sa fin. Ce qui pourrait arriver, c'est que la forme du prochain siècle ne soit pas une forme historique. Il est très possible que nous soyons dans un autre domaine où la technique aura pris une telle importance que les catégories se trouveront bouleversées».


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