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« Le Malraux farfelu »

Présence d’André Malraux, n° 18, 2021. Impressionnant numéro dirigé par Sylvie Howlett.


Introduction par Sylvie Howlett

Le Fleuve-Farfelu sur la Carte de Tragique

Le lecteur ordinaire attribue rarement à Malraux la résurrection du mot « farfelu » et même les malruciens qui connaissent l'emprunt à Rabelais découvrent avec surprise que nul écrivain n'a employé ce terme depuis Alcofribas Nasier (anagramme choisie par l'auteur). Le jeune Malraux ne s'est donc pas contenté de chiner des livres rares ; il a de surcroît déniché, dans Le Tiers Livre, un adjectif fabuleux, polysémique et suggestif, auquel il donnera une seconde vie, bien plus étendue. (« Fanfreluches, fariboles et andouilles farfelues », Sylvie Howlett). Il est vrai que l'engagé contre le fascisme et le combattant de la guerre d'Espagne puis de la Brigade Alsace-Lorraine cadrent mal avec une notion qui relève de la bouffonnerie shakespearienne autant que d'une désinvolture provocante. Ensuite, le sérieux et la gravité des charges ministérielles, les accidents tragiques de sa vie et une perpétuelle mise en scène de sa personne semblent interdire à Malraux toute association avec le farfelu, et pourtant…

Le chineur mène une vie en marge et faussement fastueuse – fragile mise en scène d'un dandy qui envoie des lettres affectées, précieuses et même loufoques à des correspondants fort loin d'imaginer, tel Max Jacob, qu'elles sont rédigées dans une banlieue prolétarienne ou des hôtels de passage. Les formules farfelues qui se glissent dans la correspondance et la conversation de Malraux contrastent avec leur thématique générale (la mort, l'engagement, la littérature, voire la religion) et cette apparente opposition ouvre de nouvelles perspectives (« Signé : Baron de Clappique », Claude Travi ; « Une correspondance “désespérée et drolatique, comme il sied aux farfelus grand teint” », Sylvie Howlett). Nous reproduisons ici une lettre peu connue de Malraux à Louise de Vilmorin, qui constitue un véritable petit conte farfelu dans l'esprit de Lunes en papier et prouve que cette modalité persévère tout au long de la vie de Malraux. Ses premières publications, textes dits « cubistes » ou « surréalistes » et comptes rendus de publications du même esprit, se rattachent à l'inspiration farfelue, repérée et approfondie pour la première fois par André Vandegans dans son essai La Jeunesse littéraire d'André Malraux, essai sur l'inspiration farfelue, 1964. Jean-Claude Larrat (« Le Montmartre de Malraux : entre cubisme et farfelu ») et Michel Autrand (« Royaume- Farfelu : une clé pour La Condition humaine ») nous font revivre cette période et creusent encore la notion de farfelu pour lui ôter son caractère récréatif au profit d'une dynamique compositionnelle. Le farfelu apparaît alors comme contradiction dialectique du tragique, voire du sacré – et persévère jusque dans les grands romans de la trilogie asiatique, comme dans L'Espoir, Les Noyers de l'Altenburg et Le Règne du Malin (« La force-fêlure du farfelu », Sylvie Howlett). Cristina Sole-Castells (« Le farfelu dans l'Espoir ou la quête de l'équilibre ») et Bernard Mouralis (« Les Noyers de l'Altenburg : une histoire farfelue du XXe siècle ? ») affinent l'analyse en scrutant de près L'Espoir et Les Noyers de l'Altenburg.

Évidemment Clappique, le parangon des farfelus, fait l'objet de plusieurs études : Rachid Hiati creuse l'ambivalence et la métamorphose constante du bouffon traditionnel (« Clappique le bouffon : portrait d'un démystificateur de la condition humaine ») puis il recense les histoires en abyme, variations des grandes séquences tragiques, que racontent les deux Clappique : celui de La Condition humaine et l'interlocuteur de Malraux dans les Antimémoires (« Les folles histoires du maître ès farfelu »). D'ailleurs Clappique fait des émules et Jacques Méry (inspiré de Bernard Bourotte) n'est pas des moindres : on le retrouve autant dans la correspondance de Malraux que dans les Antimémoires (« Le paradoxe du farfelu : le cas de Jacques Méry », Peter Tame). Il y a aussi des témoins bien réels des moments farfelus de Malraux : Brian Thompson, l'auteur du mémorable « L'art et le roman : L'Imagination visuelle du romancier » (Revue des lettres Modernes André Malraux, n° 4, Minard, 1978), se remémore ses entretiens avec Malraux (« Malraux, le farfelu et moi »). Le fils cadet du poète Jean Grosjean (dont la correspondance avec Malraux est citée dans une autre rubrique) trace un portrait à charge de Malraux – que son père savait pourtant apprécier en dépit de son athéisme et de ses colères (« Malraux, superbe farfelu », Jacques Grosjean). La graveuse Nicole Rigal évoque les rapports entre imprimeurs, graveurs et écrivains – plus précisément l'amitié nouée entre André Malraux et Alexandre Alexeïeff, dont deux gravures de Clappique – pour la

publication des « premiers romans » de Malraux – sont reproduites dans ce numéro (« Étincelant et farfelu ; fantastique et visionnaire »). Les nombreuses illustrations prêtées par leurs propriétaires (dyables et signatures-chats) jouent un rôle non seulement d'accompagnement, mais encore de commentaire des textes : Xavier Dieux ajoute au prêt de sa collection une petite déclaration farfelue (« Aux dyables ! »), Claude Pillet propose divers principes de classement des œuvres (« Les cycles de Malraux ») et nous laisse apprécier sa collection de signatures-chats. D'autres collectionneurs nous permettent d'illustrer les références aux Katchinas, ces poupées Hopi que collectionnait Malraux, et d'apprécier les modalités de sa correspondance (carton de remerciement à Montherlant).

Toutefois, le farfelu ne se faufile pas que dans l'écriture romanesque ; il intervient aussi dans les écrits sur l'art ainsi que dans la composition de leur maquette, suscitant des associations riches de sens, déconstruisant et reconstruisant les formes et les notions pour métamorphoser les œuvres. Dans son article consacré au farfelu dans les écrits sur l'art, Inès Khémiri analyse les digressions ou développements les plus faribolesques de Malraux ; ils renouvellent notre regard sur des œuvres que nous pensions connaître (« Le farfelu dans La Métamorphose des dieux »). Une fulgurance de Malraux à propos d'un peintre hollandais du XVIIe siècle dévoile sa profondeur en dépit de son apparence saugrenue (« Saenredam chez Usbek et Rica », Marc-Vincent Howlett). L'étude de « La Maquette farfelue » et autres découpages de Malraux révèle le passage de l'écriture au montage du livre – et réciproquement (« Un faufilage farfelu : maquettes, transpositions et animaux mystiques », Sylvie Howlett). Enfin, puisque Clappique et Méry se glissent comme des chats dans les Antimémoires, il paraît opportun de retrouver les chats de Malraux, tels qu'ils se faufilent dans sa vie, dans ses romans, dans sa correspondance et dans ses écrits sur l'art, tandis qu'ils s'incarnent en signatures-chats plus ou moins loufoques (« Une “présence irréfutable et glissante comme celle du chat”, “celle du farfelu” », Sylvie Howlett). Les chats mystiques répondent aux dyables griffonnés par Malraux : ils interrogent (leur queue courbée en témoigne) autant qu'ils inspirent : associés au démon par le vulgaire, ils savent accompagner, voire guider les écrivains. Essuie-Plume, chat réel et personnage romanesque, mérite bien son nom : il parachève l'écriture, efface ce qui ne mérite pas d'apparaître et s'imprègne du fluide scriptural. En fin de volume, Claude Pillet nous aide à nous repérer dans les différents « cycles » de ce Malraux cyclothymique, si bien illustré par Cabu – qui montre que, malgré des divergences politiques évidentes, il connaissait son Malraux sur le bout des doigts.

Pour ce cent-vingtième anniversaire de la naissance de Malraux (1901-1976), réhabilitons ce farfelu qu'on oublie trop souvent de lui associer. Complétons un portrait constamment réduit aux oraisons funèbres, aux romans tragiques, à Antigone et aux écrits sur l'art – qu'on s'empresse de décrier. La dialectique du farfelu et du sacré, ou du tragique, continue de faire battre, comme le cœur du Manuel de L'Espoir, l'œuvre entier de Malraux.