André Malraux : «IL SEGRETO DEI GRANDI VENEZIANI»
Conférence d'André Malraux à la Fondation Cini, le 17 mai 1958
- Texte italien traduit du français par Liliana Magrini (1959)
- Rétroversion en français par Françoise Theillou (1er janvier 2014)
Françoise Theillou présente le texte de cette conférence dans son article «Il segreto dei Grandi Veneziani», conférence d'André Malraux à la Fondation Cini (Venise), le 17 mai 1959», suivi de sa traduction de ce texte de Malraux.
Voir sur <malraux.org>, Présence d'André Malraux sur la Toile, article 177, avril 2016.
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Mesdames et Messieurs,
Quand j'ai dit, voilà vingt ans, que la conception de l'art qu'on avait admise jusqu'ici se trouvait remise en question par la découverte de l'art mondial, l'idée en fut violemment attaquée et passionnément défendue. Aujourd'hui, elle est à peu près acquise, comme est acquis par nous tous le fait que l'art est devenu une immense énigme. Nous ne croyons plus que l'effet qu'il produit soit d'ordre esthétique au sens qu'on donnait autrefois à ce mot. Nous savons que les catégories du Dix-neuvième sont en train de disparaître et que ni le réalisme, ni l'idéalisme, ni la beauté telle qu'on la concevait dans le passé ne nous permettent de saisir les chefs d'œuvre. Si l'effet produit par l'art n'est pas d'ordre religieux, c'est qu'il est probablement d'ordre métaphysique. Mais dans cette perspective, la peinture vénitienne devient l'une des plus importantes aventures spirituelles de l'occident. Je ne suis pas du tout convaincu que Venise soit l'Italie. Elle est en Italie, elle est un des sommets de la civilisation italienne ; mais elle appartient aussi à quelque chose d'autre qu'il serait un peu superficiel d'appeler l'Orient, car dans quel Orient existe-t-il les pinacles de Saint-Marc, dans quel Orient existe-t-il l'âme vénitienne ? Venise est comme Alexandrie où l'on ne parlait pas égyptien ; comme la cité unique dans l'art qu'aurait été probablement Constantinople si l'art musulman avait autorisé les images ; comme la Shanghai d'hier – qui n'était pas du tout en Chine.
Son génie a transformé l'Occident entier, elle a été le couronnement du génie italien, elle en a été en même temps le déclin et l'extension. Voici le point fondamental que je voudrais étudier devant vous ; je vais devoir à cette fin remonter dans le temps et examiner les éléments essentiels de l'aventure italienne dans sa spécificité.
Il est probable que les catégories sur lesquelles s'appuie ce que, faute d'un autre terme, j'appellerais ma pensée, ne vous sont pas familières à tous, je vais donc les résumer rapidement. J'ai cherché à établir que dans toutes les grandes civilisations historiques, de l'antiquité jusqu'à la Grèce, l'art avait été en permanence un moyen d'expression ou de manifestation du sacré. Qu'à commencer par la Grèce était né quelque chose de profondément différent que j'appelais le divin ou le sens des dieux classiques ; et que ces dieux étaient inséparables de l'admiration qu'ils faisaient naître, parce que le grec, quelle que fût son idée du divin, et même s'il s'agissait des Euménides ou des Erynnies, ne pouvait en concevoir l'idée autrement que sous une forme admirable, et que l'admiration n'était pas un hasard dû à certaines formes, mais un sentiment fondamental comme celui du sacré. Et qu'un art neuf, une nouvelle fonction de l'art était née quand l'admiration s'était substituée à la vénération. La vénération avait réapparu avec l'art chrétien qui depuis l'art byzantin jusqu'au dernier gothique est une manifestation du monde de Dieu : manifestation d'un univers imaginaire fondé sur la Vérité et non sur l'irréel ni sur la fiction. J'entends par là que n'importe quel sculpteur gothique quand il sculptait la Vierge, ne racontait pas une histoire mais manifestait la Vierge qui existait davantage que sa statue.
Quand entre en jeu la peinture de Giotto, entre en jeu avec elle un phénomène essentiel : la fiction religieuse. Giotto invente de représenter des scènes religieuses dans un monde imaginaire qui n'est plus le lieu du culte. Le portail de la cathédrale n'est pas séparable de la cathédrale, le saint est fait pour être prié ; mais une scène de Giotto, même si elle se trouve aux Scrovegni pourrait être ailleurs. Une part de fiction entre en jeu, mais il s'agit toujours d'un imaginaire qui manifeste la Vérité ; Giotto peint ce qui est arrivé.
Nous savons tous comment, au début du Quattrocento, s'est opérée, dans l'Occident tout entier une profonde fracture, et comment de nouvelles formes de représentation sont apparues en même temps en Italie et en Flandre. L'histoire de l'art a souvent admis l'affirmation « Masaccio et Van Eyck, c'est la même chose » : phrase qui nous montre clairement quel danger comporte l'identification des problèmes de l'art avec ceux de la représentation.
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Pour lire le texte de Malraux (traduction italienne et rétroversion française) : télécharger le texte bilingue.
Titien, Portrait d’homme, dit L’homme aux yeux glauques ou Le Jeune Anglais, 1540, Palazzo Pitti, Florence.
Tintoret, L’origine de la Voie lactée, 1575, National Gallery, Londres.
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