Madame Françoise Theillou, historienne de l’art à Paris, confie à Présence d’André Malraux sur la Toile une nouvelle étude remarquable et inédite. La rédaction la remercie chaleureusement.
Malraux et la reproduction d’art
Pour Florence Malraux
Le jeune banlieusard échappé de Bondy découvre en même temps l’art vivant et la reproduction. Le Boeuf écorché de Rembrandt ou La Kermesse de Rubens, au Louvre, qui le projettent dans un ravissement vertigineux, les Danseuses vertes de Degas de la Galerie Petit ou encore une Annonciation du Greco, longtemps en vitrine chez Bernheim « parce qu'elle ne se vendait pas» sont absolument contemporains des catalogues de vente des Impressionnistes et des héliogravures de l’Illustration qui circulent sous les pupitres de l’Ecole supérieure de la rue de Turbigo. L'hebdomadaire se veut en effet le miroir de toute l'actualité, avec une prédilection pour les beaux-arts, et présente des reproductions en couleur d'une grande qualité déjà, l'image photographique du chef d'œuvre étant gravée et encrée comme une estampe, préalablement à son impression, sur une plaque de cuivre.
Les boîtes des bouquinistes où l'adolescent ne déniche pas seulement des textes rares ou lestes qu'il s'en va porter chez le libraire Doyon forment un autre gisement. Visiteur assidu de l'antre de la Madeleine avant d'en devenir un pourvoyeur puis carrément l'un des éditeurs, il trouve chez Doyon à la fois la connaissance de l'art (c'est le nom même que Doyon a choisi pour sa revue), le contact avec les artistes de son temps (c'est là qu'il rencontrera pour la première fois Max Jacob, son mentor dans le monde artistique et littéraire), mais aussi la technique du livre d'art. Dès lors et donc très tôt, il a dix-huit ans, c'est tout autant avec l'œil du professionnel que celui de l'amateur qu'il appréhendera « la reproduction ». Guimet, le Trocadéro et son Musée de l'Homme, les galeristes d'Art nègre, comme le marchand Paul Guillaume dont la vitrine l'aimante, effacent les frontières, ouvrent le champ géographique de tous les possibles et le rêve d'une culture universelle. Sa mémoire prodigieuse, qu'il qualifie lui-même d' « anormale », engrange tout. « S'agissait-il de peinture, d'expositions, de musées, d'art égyptien ou roman : nous en avions jusqu'à la nuit », écrit Marcel Arland. Et André Beucler, une dizaine d'années plus tard, nous sommes en 1932 : « Malraux aimait passionnément la peinture. Il en parlait avec feu, compétence et subtilité, il en parlait sans cesse, comme d'un être qu'il connaissait intimement dans toutes ses métamorphoses et qu'il voulait absolument que l'on connût, comme lui. […] Il portait la peinture en lui et se déplaçait avec les émotions qu'elle lui imposait. Nous allions lentement et les galeries défilaient devant nous ».
Marcel Arland, vers 1921, témoigne : « Un roman, il y songeait peu ». Il rêve en revanche d'écrire une grande histoire de l'art. La phrase d'Arland fait écho à celle de Malraux lui-même, à la fin de sa vie : « J'ai écrit des romans, mais je ne suis pas romancier. J'ai vécu dans l'art depuis mon adolescence… » Cette déclaration à l'emporte-pièce, presque un reniement provocateur, contient plus de vérité qu'on ne croit. Il faut y insister: l'inspiration romanesque chez l'écrivain est postérieure à l'entreprise prométhéenne de s'incorporer l'art mondial sous toutes ses formes. Fuit-il la banqueroute, il choisit l'Asie pour se refaire, conjuguant intérêts financiers et curiosité esthétique pour un art et une culture aux antipodes de l'Europe, et dont les contrastes, éprouvés in vivo, vont révéler d'autant mieux l'identité propre aux uns et aux autres : « On ne pense que par comparaison ». Qu'il lui faille au passage mutiler Banteaï-Srey déjà la proie des lianes importe peu à son insolente jeunesse. Il faut bien vivre, fût-ce du commerce illicite de l'art. Après tout, l'essentiel justement, c'est de continuer, coûte que coûte, à en vivre, de l'art. Rentré à Paris plus impécunieux que jamais, c'est sur son premier métier qu'il mise pour gagner –provisoirement – sa vie. Et de retrouver, dans un trois-pièces du Boulevard Murat que « les femmes Lamy », prudentes, ont loué à son intention, ses grands ciseaux et son pot de colle sur un établi de fortune. Le « trois-pièces » devient Les Aldes, une maison d'édition de luxe qui, pour la seule année 27, publie un « Morand » illustré de miniatures siamoises du XVIIIe, Le roi Candaule de Gide avec des gravures de Galanis, Loti enluminé de miniatures birmanes anciennes, Siegfried et le Limousin avec des gravures d'Alexeieff. Pour La Voie royale directement inspirée de l'aventure indochinoise mais aussi largement dévolue à la méditation sur l'art comme le seront désormais la plupart de ses romans, il faudra encore attendre trois ans. Il fera paraître en même temps une édition de luxe des Calligrammes d'Apollinaire enrichis de lithographies de Giorgio De Chirico. Le succès de La Voie royale et ses talents d'éditeur vont désormais lui assurer une position confortable chez Gallimard dont il s'apprête à devenir l'un des auteurs modernes le plus lu… et le galeriste officiel rémunéré. La Galerie de la NRF avait pour objet, non seulement « le commerce, en tous pays, de tous les objets d'art, l'organisation de toutes expositions et ventes publiques » mais aussi, en relation avec la Librairie Gallimard, « l'édition d'estampes et de reproductions artistiques de tous genres ». Malraux se renseigne sur les procédés de reproduction en Europe et aux Etats-Unis. Il choisit les tableaux, les ektachromes, fait modifier les teintes : il n'y a pas de reproduction absolument fidèle. Les meilleurs imprimeurs de l'époque sont mobilisés, Rota-Dedag à Genève, Draeger à Montrouge, Georges Lang à Paris.
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INEDIT
© www.malraux.org / Présence d’André Malraux sur la Toile
Texte mis en ligne le 30 mars 2013