D/1967.10.11 — André Malraux : «La Question des “Conquérants” (1929 puis 1967)

D/1967.10.11 — André Malraux : «La Question des Conquérants», point de vue développé par Malraux le 8 juin 1929, lors d'un débat organisé par l'Union pour la vérité, sur Les Conquérants. Variétés [Bruxelles], vol. 2, n° 6, 15 octobre 1929, p. 429-437. (Sténographie de l'intervention de Malraux.)

Repris notamment sous le titre «Révolte et révolution», Magazine littéraire [Paris], n° 11, octobre 1967: «André Malraux, l'art et la guerre», p. 28-31, (extraits).


 

André Malraux

Révolte et révolution par André Malraux

 

Le 8 juin 1929, l'Union pour la Vérité, à Paris, organisait un débat public sur Les Conquérants. Y prirent principalement la parole : MM. Brunswick, président, Desjardins, Julien Benda, Gabriel Marcel, Emmanuel Berl, Pierre Hamp, Alfred Fabre-Luce, Jean Guéhenno et André Malraux. André Malraux définit d'abord le terrain sur lequel se plaçait, à ses yeux, la controverse et l'ampleur qu'elle prenait. Une revue belge avait, en 1929, publié un compte rendu sténographique de cette allocution. Nous reproduisons ici ce texte capital et presque inconnu. (Réd. du Magazine littéraire.)

 

Extrait 1 :

Je crois que depuis que la Chrétienté a disparu en tant qu'armature du monde, le romancier, après le philosophe, est devenu un homme qui propose, – qu'il le veuille ou non, – un certain nombre de modes de vie; et qui les propose en fonction d'un élément irréductible étroitement lié à la création littéraire, en fonction d'une dimension particulière qui n'existe pas dans la vie. Nous entendons notre voix avec la gorge et la voix des autres avec les oreilles; sur un plan plus grave, nous prenons conscience des autres hommes par des moyens qui ne sont pas ceux par lesquels nous prenons conscience de nous-mêmes. La biographie pure de tel héros de roman peut nous évoquer un homme dont nous n'acceptons rien; mais si, au contraire, nous lisons le roman, nous en acceptons le héros, ou du moins nous avons l'impression de l'accepter pendant tout le temps de notre lecture : à travers les faits biographiques, nous prenons conscience de lui comme nous prendrions conscience de nous-mêmes.

 

Extrait 2 :

Il me semble que sous l'influence de Michelet et de ses disciples qui ont parlé de révolution, on a pris en France l'habitude de ne concevoir le révolutionnaire comme véritablement efficace que dans la mesure où il ressemble à ce type de révolutionnaire créé par Michelet. Je ne prétends en aucune façon que le révolutionnaire de Michelet n'existe pas, je crois au contraire qu'il existe; mais il n'est nullement le seul type de chef révolutionnaire. Lorsque les archives de la Tcheka auront été suffisamment publiées en France, on verra qu'un grand nombre de commissaires bolcheviks, en particulier dans la lutte contre Koltchak, n'avaient aucune orthodoxie doctrinale. Il n'y a ici qu'une question de fait : que l'on connaisse mieux les dernières révolutions – même la Commune de 1871 – et l'image généralement admise en France du révolutionnaire changera…

On m'oppose l'inhumanité de Garine. Si l'on nous dit que Garine combat avec des hommes qui vont être tués, c'est absolument incontestable mais il est incontestable aussi que si l'on dit qu'il les fait tuer, on entre dans une conception de l'histoire assez semblable à celle d'Alexandre Dumas, étant donné que pour que Garine soit Garine, il faut d'abord qu'il y ait la Chine, et qu'il y ait des conditions révolutionnaires extrêmement puissantes. Si Garine allait faire une prédication semblable à la sienne dans un pays différent, le résultat en serait absolument nul.

D'ailleurs, quelle que soit l'attitude prise par un homme en face de certains problèmes tragiques, la question de responsabilité humaine se posera de la même façon. L'homme qui aspire à l'héroïsme est obligé d'avoir une certaine responsabilité sanglante, mais tout homme qui agit se lie aux siens. Lorsque Gandhi s'oppose à toute idée d'action, il fait fusiller involontairement quarante mille Hindous, et c'est au nom des saints les plus purs que se font les martyrs. La question essentielle n'est pas de savoir si des hommes meurent, mais de savoir pourquoi ils meurent, et dans quelles conditions. Le sentiment essentiel de Garine est la fraternité d'armes. Il n'est pas possible qu'un homme qui mène pendant quatre ans, avec d'autres hommes, un combat qu'il a choisi, soit indifférent à leur sort. Je crains qu'on n'oppose à un lien viril profond une sentimentalité acceptée aujourd'hui, simple poncif du chef révolutionnaire. Dzerjinski, en Sibérie, recevait les verges – ce qui veut dire quelque chose – pour ses camarades malades, et dirigea ensuite, comme on le sait, la Tcheka; il était, à mes yeux, beaucoup plus humain qu'un individu passif «pensant bien» et se refusant à toute action en raison de ceux qui en meurent.

 

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 Mikhail_Markovich_Borodin_(Gruzenberg)

Mikhaïl Borodine (1884-1952, en Sibérie)

 

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 Temple des ancêtres, fin XIXe siècle