D/1959.12.08 — André Malraux : «Intervention au Sénat le 8 décembre 1959»

«[Intervention au Sénat, 2e séance du 8 décembre 1959]», intervention au cours de la discussion du projet de loi de finances pour 1960. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Sénat [Paris], n° 55 S, 9 décembre 1959, p. 1566, 1567-1570.


 

André Malraux

 

Intervention au Sénat – 2e séance du 8 décembre 1959

 

Extrait 1 :

 

Je vais aller un peu plus loin. M. le rapporteur de la commission des Finances me rappelait sur le plan amical m'avoir vu, il n'y a pas si longtemps, décorer le maire d'une petite ville de province auquel m'attachaient des liens de parenté. Devant la ville tout entière – car c'est peut-être un des sentiments les plus nobles au monde que l'affection d'une petite ville pour son maire – j'ai rappelé qu'il m'était advenu en Alsace avec les soldats qui m'accompagnaient (applaudissements au centre droit), de trouver vides les socles des statues de la République et d'avoir dit à ces soldats : la figure qui est là, pour vous, c'est celle d'un vieux maire aux cheveux blancs. Monsieur Cornu, pour la République, nous nous en tiendrons là, si vous le voulez bien, pour aujourd'hui. C'est certainement la vôtre et c'est aussi la mienne. (Applaudissements sur quelques bancs au centre et à droite.)

 

Extrait 2 :

 

«La présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort !» je voulais dire ceci : de tout ce qui fut Alexandre et César il ne reste rien que le souvenir d'un nom et une marque d'histoire. Mais d'une statue d'Alexandre ou d'une statue de César, il reste un langage lointain qui s'impose à nous. Sophocle, l'homme qui s'appelait ainsi, est mort à jamais mais lorsque nous entendons Antigone dire : «Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine, mais pour partager l'amour», quatre cents ans avant le Christ, nous percevons un langage qui échappe au temps et qui est, pour nous tous, invisiblement présent.

J'ai eu la chance et peut-être l'honneur de connaître l'un des derniers hommes qui ait entendu Victor Hugo dire ses vers et il me racontait ceci : Victor Hugo venait de réciter quelques-uns de ses poèmes illustres. Cet homme, encore très jeune – c'était un grand écrivain – se trouvait dans la maison de Victor Hugo avec beaucoup de femmes jeunes et belles. A côté du foyer, l'octogénaire hésitant considérait Juliette Drouet, alors mourante, qui l'avait aimé toute sa vie. Et pour tous ces jeunes gens qui regardaient aussi parfois, à côté d'eux des femmes belles, et que parfois ils aimaient, c'était cette vieille femme ravagée, couverte de rides et qui allait mourir, qui portait sur son visage le masque immortel de l'amour.

Une fois pour toutes, quelque chose d'extraordinairement durable existe qui se retrouve chez les hommes les plus humbles. A l'hôpital, un jour de 1940, pendant que quelqu'un récitait des vers, un des blessés, un illettré, dit : «Qu'est-ce que Victor Hugo a écrit sur l'amour ?» Et l'un d'entre nous récita plusieurs poèmes, d'abord Olympio, bien sûr, et le fameux passage de Booz, là même ou Victor Hugo repense à Juliette Drouet :

 

«Voici l'instant où celle avec qui j'ai dormi,
Ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre.»

 

Alors, chez tous ces hommes dont beaucoup n'étaient guère familiers avec la poésie, ces deux vers, à eux seuls, arrêtèrent le grand murmure de la douleur.

 

Extrait 3 :

 

La situation de la Comédie-Française était que, sur environ cinq cents représentations, on avait joué six fois Racine. La presse, une presse, a dit que ces chiffres étaient inexacts. Leur contrôle est à votre disposition, soirée par soirée.

J'ai dit que notre responsabilité était que le patrimoine culturel français fût sauvegardé par la Comédie-Française et que si on jouait Labiche – ce qui était très bien – on ne devait pas le jouer aux dépens de Racine, que la place de Corneille était à la Comédie-Française et, éventuellement, la place de Labiche au Palais-Royal, mais pas l'inverse. C'est tout. Je ne souhaite nullement que l'on ne joue pas de pièces comiques à la Comédie-Française, qui s'appelle aussi la maison de Molière. Ce qu'on m'a fait dire ce n'est pas une erreur, c'est un mensonge. Ma conférence de presse a été diffusée; elle a été reproduite en entier dans le journal Le Monde. J'ai toujours affirmé qu'il fallait maintenir la gaieté et, en particulier, le théâtre comique français et non pas le supprimer. Lorsque Jean-Louis Barrault est entré au Théâtre de France, il venait de monter La Vie parisienne. Il s'agit d'une proportion mais nullement d'un principe.

Puisqu'on parlait de poussière, j'ai en effet repris l'image de Mme Callas, qu'elle soit exacte ou fausse, peu importe ici. Ce que j'ai dit, et non pas ce que j'ai voulu dire, c'est que la tragédie est jouée à la Comédie-Française d'une façon ancienne, qu'il convient de changer la mise en scène de la tragédie quand on le peut de façon que les théâtres nationaux soient à l'avant-garde des grands théâtres mondiaux.

 

Extrait 4 :

 

Sur le fond des choses, comprenez combien il peut être saisissant pour quelqu'un qui est amené à représenter la France en Grèce ou en Amérique latine, de voir l'espoir qui est encore mis en nous dans tous ces pays. Cette culture française, ceux qui m'en parlent seraient bien embarrassés, moi aussi peut-être, de la définir. Mais tous la ressentent profondément. Cette statue énigmatique a deux faces : l'une, c'est le sombre et fier visage de Chimène; l'autre, c'est le sourire rayonnant du bonheur. Il n'est pas un seul d'entre nous qui pense qu'une politique intelligente consiste à séparer de la France ce sourire de bonheur par lequel elle a conquis la moitié du monde.

 

Extrait 5 :

 

Et qu'on ne nous parle pas de doctrine politique. Nous avons une politique d'Etat et une seule, celle que j'ai proclamée à Athènes et à Brasilia : rendre les œuvres de l'humanité et de la France – vous l'avez dit vous-même – accessibles à tous. C'est une doctrine simple et qu'aucun Etat ne rejetterait, mais qu'aucun n'a encore appliquée. Si la France commence, ce ne sera peut-être pas mal.

 

Extrait 6 :

 

Ce qui est nécessaire, maintenant, Mesdames, Messieurs, c'est qu'il faut faire autre chose que des films auxquels l'attrait sexuel semble assurer une recette. Ceux qui chercheront pour d'autres films que ceux-là une aide initiale la trouveront, je le dis sans hésiter. Mais en même temps prenons bien garde. Ils la trouveront à talent égal. Il ne servirait à rien de réaliser de mauvais films avec de bons sentiments. Ces jours-ci, deux ou trois films sur la Résistance sont sortis, qui sont réellement de vrais films. Et je n'hésite pas à dire que, si ces films étaient patronnés par l'Etat, et s'ils étaient mauvais, ils perdraient toute leur efficacité. C'est avec une grande prudence, avec énormément de délicatesse, mais aussi de résolution, qu'il s'agit d'aider ceux que nous devons aider. Mais déjà ils le sentent, et un autre jour j'aurai peut-être l'occasion de vous montrer qu'il y a en ce moment en préparation quelques films que nous devons envisager comme des films de premier rang et qui représentent réellement l'âme la plus noble de la France.

……….

Lorsqu'on nous annonce quelques films, comme par exemple le Dialogue des Carmélites, vous savez aussi bien que moi que le talent de Georges Bernanos est une garantie suffisante pour que nous lui accordions l'aide en notre pouvoir. Donc il est souhaitable, et je réponds enfin clairement à la question, qu'une politique prudente et ferme donne à quiconque veut défendre de hautes valeurs la certitude qu'il ne sera pas abandonné. Et il est souhaitable que nous développions dans la France entière le sens des véritables bons films parce que si, dans trois ou quatre ans, les jeunes ont tous vu les cinquante plus grands films du monde dans les cinémathèques de toutes les villes de province, alors, Mesdames, Messieurs, lorsqu'on leur présentera des navets, même avec beaucoup de femmes nues, ils n'iront pas les voir parce qu'il ne suffit pas qu'une femme y soit nue pour qu'on aille au cinéma; c'est faux, il faut encore que le film soit bon.

 

Extrait 7 (fin de l’intervention). Malraux s’adresse au communiste Roger Garaudy.

 

Sur tout ce que vous avez dit, soyez tranquille, je ne ferai aucune polémique. Je ne reprendrai même pas les citations que vous avez faites de moi. Tant mieux si, lorsqu'un membre du parti communiste monte à la tribune, il est obligé de citer André Malraux ! Mais vous avez réellement pensé que notre destin est le même et que tout ce que j'ai dit ici n'était sérieux que si véritablement nous pensions que nous changerions la jeunesse française et que nous donnerions à tout enfant, comme celui que vous avez été et que j'ai été, les cartes par lesquelles il deviendra peut-être ce que nous sommes, vous et moi.

Vous croyez qu'il n'y a qu'une ressource, vous croyez que seul le prolétariat, sous la direction du parti communiste et sous la direction de Moscou, sauvera cette jeunesse. Nous vous répondrons, et je vous parle une sorte de bizarre langage d'éternité, car ni vous ni moi nous ne pouvons véritablement répondre. Nous vous répondrons cependant que nous ne croyons plus que le prolétariat soit chargé du destin du monde. Nous vous répondrons que, depuis vingt ou trente ans, bien des choses se passent, que vous connaissez comme moi. Et, lorsque j'accompagnais le général de Gaulle en Alsace, j'ai vu la France dressée. Moi, qui ai délivré deux de ses villes, j'ai entendu plus de gens crier «Vive de Gaulle !» quand j'étais avec lui que je n'en ai entendu crier «Vive la France» quand je les ai délivrés.

Toutes ces petites filles avec leur coiffe, tous ces vieillards, ces ouvriers auxquels vous aviez interdit de venir et qui étaient tous là , qu'étaient-ils ? Ils étaient la France. Il y a eu le grand dialogue de Marx et de Nietzsche, et Nietzsche disant : «Le XXe siècle sera le siècle des guerres nationales.» Le XXe siècle est le siècle des guerres nationales. Le XXe siècle est le siècle des nations. J'ai pensé comme vous à ce que signifiait la mort de Staline regardant tomber par la fenêtre la neige qui avait enseveli les chevaliers teutoniques et la Grande Armée et pensant : «Moi, Géorgien, j'ai fait la Russie.»

Monsieur Garaudy, nous, gaullistes – je ne parle plus de numéro de république – nous, qui croyions tenir entre nos mains fragiles le dernier espoir de la France au moment où il tombait, nous vous disons : ce n'est pas le prolétariat qui sauvera la jeunesse française, c'est la France. J'ai épousé la Résistance dans la France et beaucoup d'entre vous aussi. Maintenant les uns et les autres nous avons à choisir.

Pour ce qui est ma tâche, pour tous ceux au nom desquels je parle, je dis : J'ai choisi la France. C'est la France qui fera sa jeunesse, qui fera son destin, qui répondra à l'appel levé vers elle de cette Amérique latine qui crie vers nous, comme de la Grèce où j'étais, et je fais appel à tous ceux qui sont ici pour faire la France avec nous, au besoin contre vous.

 

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Roger Garaudy, communiste et résistant, puis musulman et négationniste 

 

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